autour du portrait



L’abécédaire d’Anne-Marie Launay


                Une trame biographique est distribuée aux participants, lesquels se voient ensuite attribuer deux à trois lettres de l’alphabet à partir desquelles ils doivent choisir un mot qui amorcera l’écriture d’un épisode de la vie de la personne. A titre d’exemple, citons A comme Armée (Anne-Marie s’est engagée à l’âge de 30 ans), I comme Institutrice ou Indochine, son ancien métier et son lieu d’affectation en tant que militaire. Entre dix et vingt lignes sont requises, l’objectif étant de reconstituer en vingt –six fragments ce que fut ou ce qu’on imagine de la vie de la personne. 



A comme Anh Dung Lé
A l'été cinquante-trois, en poste à Saïgon, elle fait la connaissance du sous-lieutenant Anh Dung Lé au bar "Chez Betty" qui réunit officiers et sous-officiers de l'armée française. Il fait partie de ces soldats vietnamiens alliés à la France, luttant pour l'indépendance de son pays mais contre l'ordre viêt-minh. C'est un baroudeur dont l'existence aventureuse a été domptée par l'éthique militaire ; il tranche sur la médiocrité des petits gradés blancs, ivrognes, indélicats, s'anesthésiant dans l'alcool et les rires gras. 
Pour elle, il fait affleurer la beauté au milieu de l'enfer de cette guerre coloniale qui tourne à la guerre civile. Le matin, quand Anne-Marie quitte son amant au soleil levant, elle regagne à pied le Palais du gouverneur et, malgré les véhicules blindés et les soldats casqués, malgré l'ennemi et les embuscades, elle trouve beau ce pays en chaos.
Un jour de septembre 1953, elle apprend qu'il vient d'être tué au combat, près de la petite ville de Dien Bien Phu. Elle l'imagine déchiqueté par une bombe, les membres dilacérés par l'explosion, le corps carbonisé. Le soleil levant vire au rouge sang.
Elle ramasse des morceaux de l'enfer et rentre en France en mai 1954.
Elle accouche d'une fille, qu'elle prénomme Sophie Anh.
Françoise R.

B comme boîte
 Des grandes, des petites, des moyennes, des rondes, des carrés, des plates, en bois, en carton, en fer, Anne-Marie possédait des tas de boîtes.
 Elle y rangeait ses souvenirs. Dans l'une, elle savait y trouver son "cahier de guerre", ses décorations militaires. Dans l'autre, son jeu de cartes des 7 familles avec les photos de ses parents.
Pourtant toutes ces boîtes avaient été reléguées au grenier chez sa fille au Havre.
A la maison de retraite, elle n'en avait gardé que 13. 13 qu'elle disait spéciales. Dans ces boîtes se trouvaient les 7 cartes postales rapportées de chacun des 103 pays visités. Dans chaque boîte 8 pays, 56 cartes. Sauf dans la dernière où il n'y en avait que 49, soit 7 pays.
Elle aimait piocher au hasard une carte dans une boîte et se remémorer non seulement le lieu mais aussi le proverbe, le mot, la phrase qu'elle y avait écrit. Jamais elle ne s'était trompée.
Et à chaque fois qu'elle ouvrait la dernière boîte, celle qui ne contenait que 7 pays, elle ne pouvait s'empêcher de se demander quel était le pays qui manquait.

Bernadette B.

C comme carte postale
 Anne-Marie réside maintenant dans la maison de retraite St Jacques, tout près du parc Montsouris à Paris.
Elle rend visite à ses souvenirs régulièrement. L’atelier mémoire de l’établissement lui a donné des méthodes. Anne-Marie, elle a sa technique. Elle est exceptionnelle, constate l’équipe médicale chargée d’accompagner les pensionnaires. Elle a toute sa tête, disent-ils. Elle se souvient de tout, des évènements de ces années passées, périodes  de conflits armés, de l’actualité contemporaine dans le monde entier, des villes visitées, inconnues d’un grand nombre d’entre eux.  Anne-Marie voyageait encore l’année dernière en 2002, deux ans avant de rejoindre la maison St Jacques. Tout le monde l’aime, apprécie sa compagnie. La baroudeuse, comme ils l’appellent affectueusement quand elle a les dos tourné, force l’admiration.
Mais à quoi joue-elle en cette fin d’après-midi, après la promenade dans le parc ? Aux 100 pays, c’est ainsi qu’elle a baptisé son passe-temps. Sa mémoire a enregistré le nom des 103 pays visités au cours du dernier quart de siècle, mais pas seulement. Elle est capable après avoir pris connaissance de la photographie de la carte postale, de restituer l’année, et de réciter les mots écrits au verso. La difficulté est grande car 7 cartes postales différentes sont les ambassadrices de chacun des pays, toutes apostillées d’un souvenir, d’une maxime, d’une devise, d’une pensée, écrit de la main  d’Anne-Marie au recto de la carte postale. Devant elle plusieurs boîtes, de format identique, de couleurs différentes. Peut-être 20 en tout. Seule une est placée devant elle, aujourd’hui. Les autres attendent leur tour prochain sur le meuble proche.
Guy V.

D comme destinée
Destinée incroyable
Dorée de bravoure et de rencontres
Dévouée à sa patrie et sa mission
Le D de ce Dien Bien Phu si cruel
De la  DGSE  et du « Au service De…. »
Le D de décennies qui s’envolent
D’aplomb du haut de ses belles  années
Déterminée  à ne pas oublier
Décidée à nous faire  partager 
Dédicace en quelques lignes
De toute façon, les dés ont été  jetés pour de bon
Ou si ce n’est le cas, ils serviront à d’autres qu’à Anne-Marie
Car  La Résidence est bien la fin du chemin
Corinne M.

E comme enseignante
Enseignante  volontaire, Anne-Marie, dans les années chaos  de la 2ème guerre mondiale, a trouvé cet emploi grâce au réseau de connaissances de ses parents, tous deux fonctionnaires à la sous-préfecture. Anne-Marie n ‘est pas croyante. Elle doute. Peu lui importe que l’établissement soit catholique,  sa passion elle la nourrit dans la rencontre avec la jeunesse. La France à reconstruire, vite, le temps presse. Sa foi est façonnée par cette  génération de 12 / 18 ans. Elle aime son pays, grande est sa chance, pense-t-elle. Tous les professeurs, sans exception, aiment l’écouter au cours des déjeuners qu’elle partage, avec des collègues différents autour de sa table selon les jours de la semaine.  Elle a instauré ce protocole et ne donne préférence à personne. 
Manque de prétendant, non. Armand Rambier, professeur de chimie, classe 33,  réformé suite à une poliomyélite diagnostiquée trop tardivement a des vues sur elle. Elle est touchée mais ne s’engage pas, Elle protège sa liberté en restant figée.
Armand ébloui, se méprend-il sur leur futur ?
Il demande sa main le jeudi 5 juillet 1946, veille des vacances. Toute sa vie, elle restera amie avec lui après avoir décliné son offre.
 Anne- Marie a des principes et des secrets qu’elle révèle à son entourage le  6 août 1946, au cours du dîner organisé à l’occasion de l’anniversaire de ses 30 ans. La demande en mariage d’Armand a allumé en elle le feu qui couvait. L’avenir est limpide : elle interrompt la carrière d’enseignante à laquelle tous la destinaient.
 Anne-Marie étouffe à l’idée de rester au Havre, dans ce métier qu’elle a aimé en temps de guerre où elle ne pouvait agir en première ligne, comme elle l’aurait souhaité.  Elle refuse maintenant d’être en marge de l’Histoire. Ailleurs est son destin, a-t-elle décidé. Sa vie elle la vouera à son pays. Elle sera militaire et voyagera. La France a des colonies lointaines dont elle foulera le sol, en conquérante. 
Guy V.

F comme fille
Quel bonheur cette petite fille arrivée par hasard en mars 1954 !
Elle était le fruit de son grand amour mort à
Diên Biên Phu.
Sa vie est transformée, elle s'installe en France pas très loin de ses parents car ce sont eux qui vont s'occuper de Sophie. Sophie ressemble à son père, elle est toute petite, très jolie ; ce qui attire le plus dans son visage ce sont ses yeux, des prunelles d'un noir de laque brillant, ses cheveux très noirs tombent tout droit autour de son visage. Ce rôle de mère fait de câlins de routine, de temps perdu ne la comble pas. Elle s'ennuie et  rêve de repartir parcourir le monde.
A 20 ans, Sophie se marie avec un instituteur et choisit une vie très différente de celle d'Anne Marie ;  celle-ci  avait toujours refusé l'enfermement dans une vie trop rangée, elle est heureuse de constater que sa fille ne lui ressemble pas.
Elle repart au bout du monde, tous ces chemins parcourus finirent par la conduire à l'apaisement et à l'écriture.
Marie-Paule M.


G comme galon
Lorsque nous évoquons son ascension hiérarchique au sein de l'armée, Anne-Marie sourit tristement. Elle se sent changée, si loin de ce désir de jeunesse, d'endosser l'uniforme militaire avec à l'épaulette des galons d'or, preuve de la reconnaissance de ses pairs. "Mais, tout cela, c'est du passé", dit-elle en soupirant.  De ses mains fragiles, elle déballe délicatement les petits morceaux de tissu effilochés sur les bords découpés et pour chacun raconte son histoire.
C'est le maréchal Delattre de Tassigny qui l'a élevée au grade de lieutenant pour sa bravoure. La fierté ressentie alors s'est transformée petit à petit en un rejet de cette guerre insupportable. Longtemps, elle a cherché à oublier le bruit continuel des combats, les plaintes des hommes blessés,  les moustiques agacés par la moiteur des moussons,  l'inconfort, son intimité difficilement protégée. Oui, elle a eu peur, surtout la nuit où les cris des crapauds buffles masquaient les dangers possibles. Aujourd'hui encore, elle confie dormir avec une petite lampe de sel allumée sur sa table de chevet.
Son galon de capitaine est plus facile à porter. Elle en parle comme d'une récompense l'aidant à guérir des plaies de  la défaite. Peu de femmes élues, ce qui, elle avoue, flatte son ego féministe. Travailler au quartier général des Forces alliées est pour Anne-Marie comme avoir œuvré pour la paix.
Et quand je lui demande: "Et si c'était à refaire?" Un grand silence. Elle esquive la question, inspire profondément, se lève et me raccompagne à la porte. "Je ne sais pas."
Michèle M.

H comme Havre (Le)
Jusqu'à l'âge de trente ans, elle a vécu, avec ses parents, dans cette ville du Havre. Elle y a fait ses études, a enseigné, a croisé dans ses rues René Coty, alors député puis sénateur de la "Seine inférieure".
Elle a survécu aux terribles bombardements de 1944, d'où peut-être, inconsciemment, a-t-elle voulu, en 1946, quitter cette ville en grande partie détruite, qui ne justifiait plus cette appellation de "refuge sûr et tranquille".
Après son retour d'Indochine en 1954, elle fera de fréquents séjours dans cette ville, pour rendre visite à ses parents, puis à sa fille, qui a repris de flambeau d'enseignante. Mais elle ne reconnaît plus la ville de sa jeunesse, complètement transformée selon les plans de l'architecte Auguste Perret.
Jean-Louis R.

I comme île
De tous les pays visités, cent-trois répartis sur les cinq continents, soigneusement choisis pour leur diversité, présentant tous à ses yeux un très grand intérêt, Anne-Marie Launay a préféré les îles, proches ou lointaines, exotiques ou non, presque désertes ou peuplées d’hommes et de vestiges, riches d’histoire ou dénudées, battues par les vents et les marées.
Et par-dessus tout, celle qu’elle a découverte, toute jeune encore, peut-être parce que ce fut la première et qu’elle ne s’attendait pas à une telle splendeur, à une telle profusion de monuments anciens, à une telle variété de paysages magnifiques, la Sicile, île d’Italie, caillou au bout de la botte.
Débarquée du bateau à Palerme, elle en fit le tour par la route en suivant la côte, avec quelques incursions à l’intérieur lorsqu’un temple , des mosaïques, un théâtre, souvenirs de la Grèce antique, méritaient le détour. Les couchers de soleil sur la mer l’attendaient chaque soir à l’étape. Elle a appris à aimer des mets inconnus, des saveurs épicées. Elle a visité Syracuse, Agrigente. Elle a écouté un opéra de Verdi au pied de l’Etna crachant dans la nuit ses flammes et ses pierres rougeoyantes. Elle est montée sur les pentes du volcan, noires de lave et d’obsidienne, a senti la chaleur dégagée par ce monstre, toujours en éruption mais d’une beauté saisissante.
Une île parce qu’on s’y sent différent ? isolé ?
Fille unique, des parents souvent absents pour leur travail, elle a gardé de son enfance le goût de la solitude et de l’indépendance. Dans cette solitude, elle s’est forgée un caractère fort, audacieux, entreprenant. Les îles, c’est un peu l’aventure, qu’on s’y rende à pied à marée basse ou qu’on traverse les océans, qu’on survole les continents…
Cette île parce que… parce que la Sicile fut un enchantement.
Roberte R.

J comme jouer
Même dans sa grande vieillesse, elle a gardé une âme d'enfant.
Dès son plus jeune âge, elle a adoré jouer  au jeu des sept familles, lassant même ses parents devant les parties sans fin. Plus tard, ce jeu toujours dans ses bagages, elle transmit cette passion à ses collègues en poste à Saïgon, jouant pendant les longues heures de repos. Sa fille puis son petit-fils attrapèrent le même virus.
Dès son arrivée dans la maison de retraite, elle fait confectionner un petit meuble pour entreposer les sept-cent-vingt et une cartes qu'elle a rapportées des cent-trois pays visités après l'arrêt de ses activités (sept cartes par pays, pourquoi ?!).
Ce coffre comporte cinq grands compartiments, un pour chaque continent, divisés eux-mêmes en cent-trois boîtes.
Elle peut ainsi voyager, au gré de sa fantaisie, de l'Afghanistan au Zimbabwé, en faisant un détour par le Krabati (Océanie) ou le Myanmar (Birmanie).
Elle entretient sa mémoire en prenant de temps en temps une carte postale tirée au hasard et joue, toute seule, à se rappeler non seulement du lieu mais de ce qu'elle a écrit au verso : une description, une maxime... Toujours cette passion du jeu !
Jean-Louis R.

L comme liaison
Liaison qu’elle a tue longtemps, son amour pour Anh Dung Lê est une belle et courte histoire.
Anne-Marie et Anh Dung se rencontrent pour la première fois  au Palais du Gouverneur à Saigon au cours d’une réunion stratégique le 2 décembre 1953. L’objectif est de définir la  stratégie de défense du site de la zone Nord-Ouest du plateau de Diên Biên Phu où se trouve le Point d’appui nommé «  Anne-Marie ».
Les noms des 5 autres  points d’appui de protection  sont aussi des prénoms féminins, baptisés par le Colonel De Castries. Le hasard est malicieux. Il offre à deux êtres  au prénom identique, Anne-Marie et Anh, une rencontre. Ils y voient une invitation à une idylle. Tous deux sont libres et en ces temps de conflits, chaque instant est précieux. Les lendemains sont incertains.
Anne-Marie est postée à Saigon à 1200 km du Point d’Appui « Anne-Marie ». Ils ont une semaine pour s’aimer pendant le séjour d’Anh Dung à Saigon.
La semaine est trop courte, mais combien intenses les moments partagés. Ils découvrent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Anne-Marie et Anh Dung se promettent déjà une vie ensemble, la guerre terminée.
Ils se retrouvent en avril 1954 à  Dalat. Connue comme le haut lieu de pèlerinage des amoureux, Dalat est la ville préférée des Vietnamiens pour une escapade romantique, pour y vivre leur lune de miel.
Anne-Marie et Anh Dung vivront des moments intenses au cours du séjour.
Anne-Marie ne reverra plus Anh Dung vivant. Désespérée, elle n’annonce pas qu’elle est enceinte. Sophie Anh, fruit de leur passion, naît en France en décembre 1954.
Guy V.

M comme mariage
Quel ennui pour Anne Marie Launay, elle pour qui l'éphémère et l'aventure ont ponctué toute la vie.
En 1946 l'idée de se marier avec son collègue de travail l'angoisse, comment imaginer toute sa vie aux cotés de ce fonctionnaire, repassant ses chemises, allant faire les courses, la cuisine, la lessive.
Tous ses rêves d'aventure d'actions de guerre, tout ce qu'elle aimait serait définitivement enterré.
Elle le quitte pour s'engager dans l armée.
Elle connaîtra le grand amour avec un officier qui mourra à
Diên Biên Phu.
Plus tard en maison de retraite assise devant sa table cheveux blancs  tirés en chignon et petites lunettes rondes la tête  emplie de souvenirs elle s amusait à tirer une carte sur laquelle elle avait écrit une maxime.
Celle qui la faisait le plus rêver était la maxime de Dostoïevski : « Le mariage est la mort morale de toute indépendance ».

Marie-Paule M.


O comme opium
Une tentation qu'elle ne s'attendait pas à découvrir dans les "on-dit" du mess. L'amiral ne se permet aucun écart dans ses pensées, ses actes. Il ne cède pas aux plaisirs de la chair....Ses vœux prononcés, il n'a jamais succombé, chaste il est, chaste il veut rester.
"On dit" que la nuit tombée, quand il sort de la caserne, il hèle un pousse-pousse, fait le tour des lieux fréquentables, et ne peut résister à s'engouffrer dans les quartiers sombres et mystérieux du quartier chinois de Cholon. Il entre dans ces auberges sombres et enfumées, se laisse servir une soupe "phô" traditionnelle, d'où s'échappent mille senteurs...
"On dit" qu'il ne résiste pas, dans une arrière salle, à passer une partie de la nuit, allongé sur des nattes de bambou, les yeux fermés, tirant sur une pipe à eau pour fumer l'opium, la substance qui lui fait connaître un bonheur éphémère, loin de sa patrie, en osmose avec ses croyances, serein, apaisé, ressourcé. Après quelques heures de plaisir solitaire, il se relève, allégé, prêt à reprendre le combat, avec la satisfaction du devoir accompli, sans avoir succombé aux tentations de la vie....Il en oublie sa pipe d'opium...

 Josette M.



Q comme quatre-vingt-quatorze ans 
Baisser de rideau. Le champ de bataille se vide. Elle se retire. C'est la maison de retraite.
Elle a peur des failles de la mémoire, elle a peur de l'ennui.
Elle est perdue dans son fauteuil, les yeux dans le vague, à attendre, attendre elle ne sait trop quoi. Ses pieds tapotent nerveusement sur le sol. Elle laisse s'écouler la pile de vieilles cartes postales qu'elle tenait sur ses genoux. Le temps s'infiltre dans le silence des couloirs, s'effiloche sur l'après-midi interminable, creuse sa couche après le souper. Et la nuit tant attendue pour dormir, pour tuer encore un peu de temps. Et le sommeil qui s'est barré, barré on ne sait où, malgré les pièges de la chimie.
Mais depuis quelques semaines, le temps passe plus vif. Un écrivain s'est installé à la maison de retraite. Et lors d'un de ses ateliers, elle lui dit : "Il est grand temps, je commençais à m'ennuyer et j'ai peur d'oublier". A quatre-vingt-quatorze ans, elle entame le récit de sa vie.
Françoise R.


R comme rêve
Dans" ses reliques", comme elle dit, de souvenirs d'enfance, Anne-Marie garde précieusement un vieil exemplaire du Petit Journal Illustré datant du 8 juillet 1928. Plus d'une fois, elle a admiré ce dessin de la première page où de fiers moussaillons, le regard droit fixé sur l'horizon, doigts raides effleurant la tempe, saluent militairement. Quand elle repense à cette journée où son père l'a emmenée sur la rade du Havre pour assister à la revue des forces navales par le Président de la République, son cœur s'emballe, son corps vibre, comme autrefois. De nouveau, elle entend les vingt et un  coups de canon, les hydravions en escadrilles survolant les bâtiments de guerre, la rumeur de la foule saluant cette force militaire. Et là, son rêve d'aventure prend forme, son imagination déborde.  A partir de ce jour, l'idée de partir  ne va plus la quitter. Elle s'invente un futur comme pour mettre de la couleur à sa vie qu'elle trouve sans attrait, sans surprise, terne. Sa mère lui reproche son "fichu caractère". Est-ce pour cette raison qu'elle n'a pas d'amies? Anne-Marie, si différente des filles de son âge, trop futiles à son goût.
Quand l'ennui la gagne, elle trouve dans son Petit Journal Illustré un réel réconfort. Elle le glisse dans son cartable et sur le chemin du retour de l'école, elle fait un détour par le port. Là, assise entre deux cabanes de plage, à l'abri du vent, un regard de quelques secondes sur la une où le bleu domine, la transporte ailleurs. Puis, elle ferme les yeux pour mieux s'imprégner de son rêve de lointains horizons.
Michèle M.

S comme souvenirs
Saïgon, Sophie-Anh, Sébastien et le chiffre 7, souvenir de son jeu préféré ; les sept familles…La vie d’Anne-Marie Launay , longue et riche d’expériences est jalonnée de noms de même initiale…
Ses souvenirs, donc, encore très présents dans sa mémoire à un âge avancé, se confortent, à ses moments de loisirs, hélas nombreux dans une maison de retraite, dans l’observation et la relecture de toutes les cartes postales rapportées de ses voyages : cent trois pays visités, sept cartes choisies dans chacun d’eux, une inscription portée au dos de chacune d’elles, voilà l’essentiel de sa vie maintenant revisitée, recréée, magnifiée aussi sans doute. L’imagination vient au secours de quelques oublis inévitables et puis, parfois, des souvenirs disparus réapparaissent inopinément. Aidée en cela par une citation, un poème, une recette, quelques idéogrammes ou hiéroglyphes, cette grande voyageuse ne s’ennuie jamais…
Elle se revoit parcourant cette ville grouillante, pleine d’odeurs et de cris, de couleurs vives, celles des étoffes suspendues dans les minuscules boutiques , des épices et des teintures en camaïeu sur les étals, celles de la foule bariolée qui se presse dans les rues.
Elle se rappelle les ascensions difficiles et, au sommet, la vue d’une beauté à couper le souffle.
Elle sent encore la brûlure de ses pieds s’aventurant dans le sable
autour d’un volcan qui lui paraissait éteint.
Elle éprouve encore l’émotion de la première fois en contemplant la photo de ce temple magnifique au cœur de la forêt tropicale.
Elle est encore saisie par l’évocation du parfum subtil des fleurs de tiare dès la descente d’avion sur un aéroport du bout du monde, par les essences de vanille qui  semblent se dégager des poissons multicolores étalés sur les marchés ou embrochés et vendus au bord des routes .
 A l’encontre de Le Clézio qui écrit : »Maintenant tout cela n’est plus qu’un souvenir. La mémoire est sans importance, sans suite. C’est le présent qui compte…. » Anne-Marie Launay, en égrenant ses souvenirs , embellit sa vieillesse de mille façons. Tout visiteur qui accepte de l’écouter, de regarder avec elle ses trésors, de partager ses passions est alors bienvenu…
Roberte R.

T  comme Thierry d'Argenlieu
"Tient lieu d'Argenterie" fut la contre-pétrie qui resta dans l'histoire pour désigner le "Carme Naval" . Ce militaire chevronné, qui après l’École Navale, et une carrière militaire brillante, a prononcé ses vœux pour devenir "Père Louis de la Trinité", il est rattrapé par la vie militaire et replonge dans son monde de prédilection : la politique et la colonisation.
C'est un homme secret, autoritaire, constant, avec une réputation de "moine-soldat", qui attend sa nouvelle attachée. Il a précisé au commandement qu'il exigeait une personne compétente, réservée, de bonne famille, cherchant à servir sa patrie.
Il l'attend.
Il veut se faire aider, pour assurer à la France le rôle de colonisateur de cette Fédération Indochinoise, des cinq états membres, complètement dévouée à la France.
Il veut définitivement écarter ce Leclerc, ce pion qui gêne sa progression. Il rêve de le voir s'exiler vers Hanoï, loin des ors de la "Coloniale", le voir fuir, le bannir aux yeux des indochinois, prêts à lui accorder leur reconnaissance.
Il l'attend.
Après un  mois de navigation, sur les mers de l’hémisphère Sud, le paquebot accoste.
Elle imaginait un homme strict, dans sa tenue militaire. Sa  moustache grisonnante et ses petites lunettes rondes adoucissent ce visage que les rides et les ans burinent, le rendant moins hermétique aux émotions. Elle veut le comprendre, l'aider, le servir, elle l'admire déjà.
 Josette M.


U comme Ursulines 
Ses années grises furent celles où elle fut institutrice, de 1936 à 1946, dans une pension tenue par des sœurs, au Havre.
Les familles de la grande bourgeoisie havraise confiaient leurs filles aux Ursulines pour qu'elles y acquièrent une éducation solide et y préparent leur avenir : cours de maintien, broderie, quelques rudiments de musique, le piano ou la harpe qui mettent si bien en valeur la grâce des jeunes filles à marier. Anne-Marie, quant à elle, essayait tant bien que mal de leur enseigner le français et un peu de latin.
Et durant toutes ces années de guerre, malgré les bombardements incessants sur Le Havre, qui, loin de la terroriser, était pour elle un appel à l'aventure, et malgré une relation amoureuse avec un professeur terne du lycée jouxtant la pension, elle s'ennuyait avec constance et fermeté.
Françoise R.

V comme Viet Minh 
Quand, en mai 1954, à l'appel de son nom, le lieutenant Anne-Marie Launay traverse la passerelle du paquebot "PASTEUR" qui va la ramener à Marseille, elle calcule le temps passé depuis son arrivée  à Saïgon. Près de huit années déjà. Elle se souvient combien elle était heureuse alors d'avoir su décider de quitter une vie trop bien réglée, aussi monotone et triste que le ciel gris du Havre qu'elle avait oublié. Elle voulait ne pas rester seulement narratrice des faits relatés dans son "Cahier de guerre", soigneusement et fidèlement écrits pendant la Seconde Guerre mondiale, mais écouter sa force intérieure la poussant à agir pour  donner du sens à son quotidien.
Malgré l'agitation autour d'elle, elle se perd dans ses pensées. Elle sent en elle, comme indifférente,  cet enfant en gestation, son ventre déjà un peu arrondi. Elle s'interroge sur sa capacité d'être mère, elle si indépendante et éprise de liberté. La veille, elle a appris que Anh Dung Lê, son amant de passage, avait été tué par un lance-roquettes Katioucha lors de l'assaut final de Dien Bien Phu au poste avancé de "Béatrice". Elle se demande encore pourquoi les Français donnent des prénoms féminins aux zones de combat.
La bataille avait duré cinquante-sept jours, cinquante-sept nuits et les fantassins Viet Minh, organisés, déterminés, forts de leur rêve d'indépendance avaient gagné.
Quand l'unique cheminée du bateau expulse ses fumées noires et que la corne de brume sonne le départ, Anne-Marie n'a su retenir des larmes en voyant le quai s'éloigner.
Michèle M.

W comme wagons
 Ces wagons qui forment  le train d’une vie
Enfumés comme un avenir qui ne se dessine pas
Bondés comme la vie d’une aventurière
Vides comme une existence sans rire d’enfant
Cahotants  comme les histoires d’amour 
Rapides comme les années qui défilent
Et enfin froids comme garés sur une voie de garage

A la résidence,  c’est la danse des wagons 
Qui tournoient comme à la fête foraine
Qu’on regarde, en grignotant  des bonbons
Vite l’écrivain …attrape le dernier à la traîne
Corinne M.

Y comme Yves 
Ce serait mentir que de dire qu’Yves avait été son grand amour.
Yves avait été son premier amour. Elle l'avait connu à l'École Normale. Tous les deux y suivaient les mêmes cours.
Elle l'avait tout de suite remarqué. Il était mince, il était beau dans son pull marin - il était d'origine bretonne- au milieu de tous les autres en costume.
Alors quand il s'était rapproché d'elle, elle ne l'avait pas repoussé. Peu de temps après, ils étaient fiancés.
En avance sur les idées de leur temps, ses parents avaient accepté qu'ils s'installent ensemble. En effet, à la fin de leurs études, tous les deux avaient trouvé un poste dans le même établissement catholique. Inutile de préciser que les autorités religieuses en charge de l'établissement n'avait pas été mise au courant de leur vie commune.
Mais ce qui les premiers temps mettait du piment dans leur vie - se rencontrer dans les couloirs, se dire bonjour devant les autres, parler des collègues, se raconter des anecdotes - se transforma vite en routine.
 Et s'il y a bien une chose qu'Anne-Marie n'aime pas, c'est la routine !
Bernadette B.




 
 




Les textes des premières séances de ce module, "autour du portrait", se trouvent ici.

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