"Les villes invisibles"

Dédale
Dédale ne se dévoile qu'au tout dernier moment, lorsque le bateau entre dans le port et s'arrime au quai. Ce qui, de loin, au travers des lambeaux de brume, semblait être une colline rongée par la garrigue, mitée de place en place, se révèle être les quartiers populaires de la ville.
Le port, avec ses ruelles enchevêtrées, a gardé la mémoire de sa fondation : on peut voir tel jardinet installé, à l'abri du vent, dans le creux d'un vestige de théâtre antique, ou tel terrain de boules comblant l'ancien cloaque menant à la mer. On voit les pêcheurs étendre leurs filets rapiécés sous les fenêtres des maisons, dont les cordages usés par le soleil et le sel se confondent avec les façades rafistolées.
Puis on s'éloigne du port et on s'enfonce dans le lacis de ruelles.  Les jardins sont à l'abandon. Quelque rosier têtu pousse quand même, nourri par la mémoire qu'il a gardé du temps où une main bienveillante lui apportait de l'eau.
On fait encore quelques pas. Mais au delà de l'église, on se retrouve brutalement face au désert. Qui avance, grignote, efface la ville.
On sait alors qu'on s'est perdu
On fait demi-tour  et on essaie de se souvenir du chemin parcouru à l'aller.
Françoise R.
Diève 
Diève est un lieu unique, si unique qu’on le situe difficilement sur une carte. Quand on y arrive, de préférence à pied, on découvre comme panneau indicateur  une vieille croix granitique usée par les vents dominants. Diève s’enroule en creux comme un chat lové sur son fauteuil préféré. Des petites maisons basses et colorées se regardent deux à deux en formant une serpentine, telle un couloir à ciel ouvert, qui mène à la grève. La vie s’y écoule en suite infinie des heures, le soleil se couche loin dans la mer pour renaître avec l’azur le lendemain. Là un vieux pont bâti par un aïeul romain, ici une église gothique avec son silence ancien logé dans la lumière de la place, et là une peinture publicitaire aux contours effacés s’écaille. Il faut saisir à Diève le friable instant présent tel une rose des sables et le coller dans sa mémoire pour toujours.
Jacky D.

Dival sur Cluses
On entre dans Dival sur Cluses par la rue principale, seule voie d’accès trouant les remparts. Lentement à pieds ou à vélo, on la traverse … comme si on la découvrait en calèche, des ornières encore visibles, usées, résonnent au passage des chevaux…
Ici point de véhicules, une déviation, de nouvelles habitations, un Centre commercial promis naitront le moment venu.
Dans le silence, paisible la rivière musarde. A droite on remarque l’horloge de ce bâtiment, façade fissurée, rides sur le visage. La remise à l’heure d’hiver a été oubliée, déjà le printemps pointe, narcisses, jonquilles se dressent. Feuilles mortes jonchent le sol sous l’arbre foudroyé.
On croise des gens avec qui on aurait envie de communiquer. Ce grand-père tient par la main son petit-fils. L’enfant est anxieux. La partie de pêche prévue cette après-midi le plonge-t-elle déjà dans des interrogations sur ses futures prises ? Le sourire bienveillant de l’ainé lui donnera confiance.
L’affiche chocolat Meunier sur le pan de mur à droite nous projette dans le monde de l’enfance. Au soleil un chien efflanqué ronge l’os déterré on ne sait d’où. Un milan plane et prolonge la trajectoire de l’avion long courrier, à cheval sur plusieurs fuseaux.
Dival sur Cluses déjà oubliée, a disparu de l’œil curieux du touriste dans l’avion.
Guy V.

Hafatra ou L'histoire d'une île
Hafatra, curieuse petite ville aux contours arrondis, n'existe sur aucune carte. On l'aborde, en cachette, à pied, par un petit chemin descendant des falaises crayeuses arrivant tout droit sur un ponton où gisent alanguies trois barques; au regard de  l'épaisse couverture de mousse qui les recouvre, on se demande depuis combien de temps elles sont là sans bouger.
A l'approche de la St Honoré, les habitants s'affairent. Etrange ballet d'hommes forts déposant aux pourtours de la ville de gros sacs allongés; la place est nettoyée, chacun y apportera sa chaise pour ne rien manquer du spectacle chaque année renouvelé et pourtant si différent. La glycine, que les vieux disent avoir toujours connue, est rafraîchie pour permettre à ses branches biscornues  de déployer au mieux ses longs  bras protecteurs sur les futurs spectateurs silencieux. Dans les maisons, les étagères se couvrent de provisions. C'est qu'il y a la fête en perspective! Mais avant, tous ont rendez-vous avec Dame Loire, comme ils la nomment respectueusement. Chaque année, ils l'attendent.  Il y a cinq ans elle n'est pas venue et c'était comme si le temps s'était arrêté, comme si leur ville avait cessé de respirer.  Alors, en ce milieu du mois de mai, ils la guettent, impatients, inquiets même. Ils savent quand elle arrive: l'eau en chevauchant le muret de la maison des  Pécusseau agite la clochette accrochée là depuis toujours, pour avertir, par politesse, de son arrivée. A ce moment, et chaque fois, les cœurs s'emballent, pareil à une première fois. Pressés de se retrouver. Elle vient, se glisse lascivement le long de la barrière de jute. Jamais elle ne s'invitera chez les gens. Tous savent que pendant quelques jours, quatre au plus, leur ville coupée du monde va vivre  au rythme d'une île.
Michèle M.

Ichstadt

                 Cette ville, tu la connais. Ou plutôt, tu crois la connaître. C'était la tienne quand tu étais enfant, et même après. Et puis, tu as doucement oublié. Aujourd'hui, tu la redécouvres. Et c'est un peu brutal.
                Tu entres par une ruelle étroite. Tu n'y croises que quelques pigeons déplumés et un chien au regard morne. La rue suivante est plus large mais la lumière semble avoir perdu son chemin. Les murs des bâtisses sont striés de fissures, les peintures écaillées n'ont plus de couleur, les façades ternies offrent un triste spectacle de désolation.
Il y a bien quelques platanes mais leurs feuilles racornies et leur écorce étrangement jaunâtre n'annoncent rien de bon.
Un scooter passe, toussant et fumant, tandis que son conducteur peine à éviter les nombreux trous dans la chaussée. Un peu plus loin, les eaux usées rejaillissent d'une bouche d'égout. Tu grimaces en respirant les effluves nauséabondes et te demandes quelle insidieuse altération a pu à ce point transformer la ville lumineuse de ton souvenir.
Les passants que tu croises ont des mines moroses et usées. Tu les interroges. Sont-ils souffrants ?
Ils te disent que le fleuve qui traverse la ville a vu tous ses poissons périr, que les rats et les cafards sont le cancer de la cité car ils se répandent implacablement dans l'ombre. Tu lis l'abattement dans leurs yeux et tu quittes d'un bon pas cet endroit aux odeurs de mort.
                Tu passes plusieurs rues désertes et tu arrives sur le boulevard principal d'Ichstadt. Des milliers de véhicules s'y sont retrouvés piégés, à tel point que l'artère est bouchée. Toutes les voitures sont vides. Une ambulance bloquée dans le flot immobile attire ton attention. Tu te demandes comment s'est soldé son destin.
                Marchant encore, tu remarques des chantiers à l'abandon, des fenêtres condamnées, des portes arrachées.
                Un bâtiment verdâtre porte la mention "hôtel de ville". A l'intérieur, des moisissures recouvrent les murs, et les quelques meubles encore là sont cassés ou bancals. Un fonctionnaire éteint te propose ses services. Très bien, tu voudrais savoir si ton diagnostic est juste.
"Oui, les analyses sont formelles !"
Tu t'inquiètes des options thérapeutiques et l'on t'explique que, dans le quartier Est, on rafistole, raccommode, panse ce qui peut l'être. On repeint un volet, on cloue une planche sur une fissure, on donne un peu d'engrais à cet arbre mal en point, on ramasse ce qui tombe et recolle ce qui se décolle… Les fourmis s'affairent et veulent croire que la somme de ces petites choses saura endiguer le courant morbide qui coule déjà dans la cité.
Dans le quartier Ouest, le Professeur Allopathe Jesaistout a opté pour des mesures drastiques. Démolition, dératisation, désinfection des canalisations qui en a d'ailleurs fait fondre certaines. Ce qu'il en est à ce jour est incertain. C'est comme lorsqu' une brume épaisse s'attarde sur un champ de bataille au petit matin, on n'en connait pas tout à fait la teneur. La ville saura-t-elle revivre de ses cendres, alors qu'elle ne donne à voir que des avenues fantômes où un souffle mauvais semble guetter toute trace rémanente de vie ? Le futur nous le dira.
                Abasourdi par ce que tu viens d'apprendre, tu quittes la mairie. Tu te sens nauséeux et faible. Inquiet. Tu ne le sais que trop : cette ville ne t'est pas étrangère.
Tu erres alentour jusqu'à tomber sur un bâtiment plus grand que tous les autres. Un panneau haut de cinq étages affiche la photographie d'une gigantesque armée de soldats suréquipés et parfaitement alignés. Une promesse y est écrite : "Ici, on traite le mal". Et une confirmation : "Hôpital municipal d'Ichstadt". Serais-tu dans le quartier Ouest ?
Tu longes le mur principal et ne sais plus où aller.
A chaque pas, de nouveaux symptômes : mur effondré, trottoir détruit, vitrines cassées, enseignes déformées, rouillées, prêtes à s'effondrer sur ta tête si tu t'attardes trop. Mais c'est partout pareil.
                Il te semble effectuer une lente mais irréversible descente vers les enfers. Tu blêmis. Tu ne te sens pas prêt à te résigner à la destruction de ta ville.
L'effroi submerge finalement ta peur et, dans la cacophonie de tes émotions extrêmes, sans savoir comment, tu te retrouves sur une petite place encadrée par quelques petits immeubles clairs et solides. Un adorable square y est caché, préservé. Des enfants y jouent autour d'un vieux chêne inespéré. Ils rient comme tu as toujours ri, construisent de lumineux possibles par la foi de leur esprit sans limite. Serais-tu en présence de l'âme de cette ville, toujours présente et féconde malgré tout ? Tu t'approches du grand chêne et poses doucement tes mains sur lui, puis ton front. Tu sens sa force généreuse se répandre en toi et tu te dis que quel que soit le destin de ta ville, soit elle refleurira autour, soit il s'épanouira sans elle. 
Amy T.

Kardonec ou Là et ailleurs
Dans cette ville qui n'existe pas, on arrive par hasard et l'on découvre un dédale de rues où le voyageur pressé s'égare rapidement. Certaines maisons lézardées semblent inachevées, détruites, reconstruites au fil des générations qui s'y entassent et prolifèrent.
D’autres habitations étincellent derrière une grille pimpante et des volets sans écailles.
Des panneaux « à vendre » tournent les pages des vies qui s'éteignent, ou se séparent.
On arrive sur une place où retentissent les notes mélancoliques  d'un orgue de barbarie autour duquel un cercle s'est formé, ému et attentif.
Plus loin, on entend la musique assourdissante d'un groupe de jeunes musiciens qui s'exercent et s'amusent  derrière la porte d'un garage trop mal insonorisé pour les voisins.
Un minuscule coin de verdure rassemble des enfants qui jouent ou se chamaillent juste à côté d'une bâtisse blanche et carrée, soigneusement entretenue. Des pots de géranium sont alignés sur le perron et les volets  entrouverts laissent apparaître les visages ridés de ses habitants venus là finir leurs jours, avec ou sans leur consentement. Ils regardent les enfants, ou rien de spécial, à l'intérieur d'eux même et de leur passé.
A la sortie de la ville, le cimetière avec ses tombes fraîchement fleuries ou couvertes de mousse, abandonnées depuis longtemps.
Claudine B.

Ormont ou Les deux villes 
 On peut découvrir Ormont de deux façons. Soit en voiture, en traversant le pont suspendu fait de cables d'acier Il enjambe un ruisseau et permet, sur une large avenue, d'accéder aux quartiers récents, aux pavillons coquets, aux pelouses verdoyantes, aux immeubles cossus, aux hôtels d'un luxe clinquant.
On laisse la voiture sur le parking du nouvel Hôtel de Ville et on traverse à pied le vieux pont de pierre qui mène à la ville ancienne.
On peut aussi, le bâton à la main, descendre le sentier des chèvres, avant d'attaquer la redoutable côte qui débouche sur une porte moyenageuse, vestige d'une guerre de religions oubliée.
Dans cette partie de la ville, aux venelles étroites, les maisons à colombages et fenêtres à meneaux semblent, de chaque côté des ruelles, vouloir se rencontrer pour occulter une partie du ciel déjà obscurci par le linge séchant aux fenêtres et claquant au vent.
Pas de commerce, pas de cris d'enfants, peu de passants, aucun véhicule, pas d'espaces verts.
Le temps s'est arrêté.
Toute la vie se trouve transportée, hors des vestiges des remparts, au-delà du ruisseau qui, au fil des ans, a creusé de chaque côté de la cité, deux profondes ravines, faisant ressembler Ormont à une nef échouée sur un roc.
Jean-Louis R.

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