vous


Écrire à la deuxième personne du pluriel
 atelier d'écriture du 3 octobre 2015

A la manière de Michel Butor dans son roman La modification, paru en 1957, écrire un texte dont le personnage est désigné par la deuxième personne du pluriel. Ce "vous" suit un trajet qui le mène d'un endroit à un autre, durant lequel, au travers de ses pensées et observations, il se révèle au lecteur dans son identité et ses préoccupations.

Contrainte supplémentaire : au cours de sa déambulation, le personnage est confronté aux "mots de la ville" que sont les affiches, graffiti, inscriptions, enseignes, panneaux indicateurs, etc. Quatre exemples sont fournis (cf ci-dessous) ; l'un d'eux doit faire résonance dans la tête du personnage.

Mots dans la ville :

 1) Une citation au pochoir sur un mur : Plus que les mots pour exprimer, il y a le regard, le silence.

2) Une sculpture représentant le mot YES avec les symboles du yen, de l'euro et du dollar.

3) Une affichette collée au-dessus d'un sac poubelle éventrée annonçant un concert avec cette question : Êtes-vous prêts pour la révolution ?

4) Un graffiti tracé en lettres noires sur le tronc d'un arbre : Je t'aime (le verbe étant remplacé par un cœur).


Rendez-vous
Vous souvenez-vous de ce bonheur ressenti, votre cœur qui s'emballe? Cette lettre trouvée dans le fond de la boîte aux lettres, emmêlée dans des encarts publicitaires distribués malgré l’autocollant  que vous avez pris soin de coller dans un souci d'une terre respectée, protégée. Pastille ronde avec l'injonction "Stop à la pub!",  une coccinelle en guise de "o". Un jour ordinaire, vous auriez pesté contre cette diffusion méprisée, mais, curieusement, aujourd'hui, cela ne vous dérange pas. ELLE vous a répondu. Enfin. Vous n'espériez plus.
Que de temps pris pour vous préparer; trouver la juste tenue, celle qui vous représente le mieux, dans votre simplicité, mais non dénuée d'élégance. Pour qu'au premier regard, ELLE vous trouve belle. Vous êtes heureuse de la retrouver Place des Vosges où vous avez si souvent joué auprès de votre grand-mère tricotant sur un banc un des nombreux ouvrages relevés dans le Petit Écho de la Mode. "17 h près de la fontaine centrale", précisait-ELLE.
Il est à peine 16 heures 10 quand vous montez les escaliers du métro Bastille. Largement le temps d'arriver à l'heure! Comme toujours vous comptez les marches pour donner du rythme à votre cadence et vous détacher de ce souffle devenu plus court depuis que vous avez arrêté le sport. En haut de l'escalier, une importante question en lettres capitales s'affiche sur une feuille blanche: "ÊTES-VOUS PRÊTS POUR LA RÉVOLUTION?" " Moi, oui," vous dites-vous, "mais les autres?" En-dessous, comme une preuve de notre société de consommation, un sac de plastique noir  déborde de cannettes de boissons sucrées tant décriées par les nutritionnistes. Un petit coup d'œil au Génie de la Liberté, élancé, prêt à s'envoler, indifférent à toute cette agitation sur la place où, à ses pieds, tourne un manège incessant de voitures. Vous aimez retrouver ce bruit sourd de la ville, oublié depuis votre choix de vivre à la campagne. La bouche du métro donne juste en face du Flag café, vieux bistrot parisien. Spontanément, vous vous voyez attablée avec ELLE pour partager un café dont vous sentez l'arôme léger s'échapper des tasses fumantes des clients de la terrasse occupée par des tables rondes à l'unique pied en fonte, au dessus de marbre dépoli par l'usure de l'éponge frottée rapidement par le barman après chaque service, cerclage de laiton astiqué. Le store aux longues rayures rouges et blanches, fatigué par tant d'enroulements successifs, se gonfle, se gondole au gré du vent avant de s'affaler avec un soupir de soulagement. Tout vous entraîne vers une certaine nostalgie d'autrefois. Rien n'a changé, si ce n'est son nom; vous l'avez connu quand il s'appelait Le Drapeau. Que de traductions inutiles! Pendant un instant vous vous sentez contrariée et cet agacement vous fait allonger le pas, ignorant les cyclistes roulant sur le trottoir. Vous regardez votre montre. Il vous reste une demi-heure. C'est curieux comme les contextes vous font changer d'avis. Habituellement, vous craignez ce temps qui passe trop vite et là, en attendant que le petit bonhomme du feu tricolore passe au vert,  vous languissez de voir la grande aiguille de la pendule chuchoter avec le douze. Au lieu de tourner vers la place des Vosges, vous continuez le boulevard Beaumarchais jusqu'à la librairie du Globe. Vous aimez rêver devant la devanture aux mélanges de livres aux titres cyrilliques et français. Une initiation aux voyages vers de lointaines contrées russes aux noms dansants comme le Kamtchatka, le Baïkal. A la seule lecture de ces mots, des musiques tziganes résonnent à vos oreilles. Alors, vous entrez. Vous hésitez. Classique ou musiques populaires? Vous choisissez pour ELLE un CD de folklore russe à la pochette décorée d'une grosse matriochka, doux regard et joues rosies, et vous devinez toutes les autres poupées emboitées les unes dans les autres, bien au chaud à l'intérieur. ELLE aimera sûrement ces voix envoutantes et mélancoliques mises en valeur par violons et balalaïkas. Un petit doute vous envahit cependant, mais vous vous refusez à toute pensée négative. Le délicat tintement de la clochette déclenché par votre sortie du magasin, vous redonne de la légèreté avec cependant un tout petit serrement au creux de l'estomac. Une boule qui ostensiblement grossit à mesure que l'heure de votre rendez-vous approche. Il y a si longtemps ....
 A l'angle de la première rue, l'étal du restaurant de poissons est toujours aussi riche. Crustacés immobiles rassemblés telle une composition picturale offerte aux peintres de nature morte. L'écailler, tablier de cuir, pour prévenir d'une éventuelle blessure d'un geste maladroit,  vareuse de lourd drap couleur brique, solides bottes de caoutchouc, pavoise devant tant de fraîches richesses maritimes, indifférent aux ruissellements de la fonte du lit de glace. Vous n'appréciez pas les fruits de mer, surtout les huitres. Les manger crues vous soulève le cœur. Et ELLE ? Les aime-t-ELLE ? La Place des Vosges se profile en contrebas de la rue du Pas-de-la-Mule. Le trottoir est tout étroit, vous obligeant à en descendre pour laisser la place à une dame avec une poussette. Un petit arrêt devant la chocolaterie pour admirer les délicieuses pièces d'art réalisées par le meilleur ouvrier de France; un petit chocolat aux vertus vantées par tous vous fera le plus grand bien. Tout en laissant fondre ce petit bonbon de chocolat noir fourré de ganache au basilic, vous vous approchez du but.
Une voiture de pompier fait retentir sa sirène dont le son aigu est long à disparaitre. Puis tout devient calme quand vous poussez le portillon de fer vert pour entrer dans le jardin. Encore dix minutes. Vous vous installez sur un banc pour mieux guetter son arrivée. Dix ans que vous attendiez ce moment. Retrouver votre mère, presqu'une inconnue.

Michèle M. 







L'envol
L'air vif vous saisit dès que vous passez la porte cochère. Saint-Eustache vient de sonner midi, vous renouez votre écharpe, remontez le col de votre imperméable et vous voici dehors. Le roulement de la circulation  sur la chaussée mouillée vous happe et vos pensées tournoient dans votre tête jusqu'au vertige. Vous vous adossez à la devanture de la pharmacie - qui entendrait les pizzicati discordants qui battent sous vos tempes à part vous ? Vous respirez profondément, vous passez votre étui de la main gauche à la main droite, serrez votre serviette sous le coude droit, vous libérant ainsi la main gauche que vous ouvrez lentement, doigts tendus puis repliés, puis à nouveau tendus, écartés sur des cordes imaginaires, et ce mouvement caressant vous calme, vous n'avez plus qu'à avancer sans trop réfléchir, descendre la rue jusqu'à la Seine, puis tourner à gauche et vous y serez. Vous avez fermé les yeux – quand vous étiez enfant, vous faisiez déjà cela, fermer les yeux pour que la terreur recule, disparaisse, ce qu'elle ne faisait jamais, évidemment, mais vous vous donniez un répit – et du coin de vos paupières, deux larmes ont roulé jusqu'à l'ourlet de votre lèvre, que vous avalez. Vous relevez le menton et vous voici partie. Votre pas est saccadé, vous vous sentez gauche, jambes raides, corps endolori, mais vous avancez et pour l'heure c'est ce qui importe. Vous descendez la rue du Louvre, passez devant la grande poste, sur le mur blanc au-dessus du clapet jaune des boîtes à lettres, quelqu'un a placardé un tract : « Êtes-vous prêts pour la révolution ? », vous vous dites que vous n'êtes pas prête mais vous êtes en marche, la révolution en marche, vous voulez y croire.
Au croisement de la rue de Rivoli, vous hésitez, les repères vous manquent. A gauche, la Samaritaine a été revêtue de chic et de strass - il y a peu, quelques années à peine, à la sortie de l'école, votre mère traversait la rue de l'Arbre-Sec, suivie de ses trois filles, et s'engouffrait dans le grand magasin pour vous acheter pains aux raisins et lait chocolaté que vous dégustiez sur le chemin du retour. A droite, le Palais du Louvre s'est habillé de propre et de verre et les bancs de la Cour Carrée ont été retirés laissant depuis votre mémoire amputée du souvenir de vos jeudis d'enfance : l'après-midi, avec vos sœurs, vous jouiez à la marelle tracée de guingois sur les pavés irréguliers puis, hors d'haleine, vous alliez vous affaler contre votre mère qui lisait, assise sur un de ces bancs, et le contact râpeux de la pierre contre le fond de votre culotte vous chatouillait avec délice, « Hélène qui glousse et se trémousse » chantonnait alors votre mère avec tendresse, ouvrant les bras pour vous serrer contre sa taille généreuse.
Non, vous vous interdisez de penser à elle, pas aujourd'hui. Vous recalez votre serviette sous votre coude d'un geste brusque qui chasse les souvenirs et vous repartez d'un pas cadencé, talons frappant durement le trottoir, traversez le carrefour et contournez rapidement la bouche du métro dont vous sentez le coulis d'air glacial monter les marches et s'enrouler autour de vos chevilles. Vous frissonnez.
La demie sonne au clocher de Saint-Germain-l'Auxerrois. Alors, vous vous dites que vous avez assez fait, une halte vous permettrait de repartir. Dans l'église, vous vous asseyez sur le dernier banc, cachée par un pilier. Vous ouvrez machinalement le missel posé devant vous. Vos pensées s'éparpillent dans la pénombre.
La veille, sa femme, Suzanne, vous a appelée : Il ne pourra pas venir ce soir au concert. Alité. Plus de force. Elle parle d'une voix monocorde d'épouse épuisée : je suis désolée Hélène, c'est la fin ; puis elle ajoute très vite qu'il aurait aimé vous entendre jouer,  une dernière fois, Hélène, pour lui, rien que pour lui,  et ce rien suppliant vous a émue, vous avez dit oui, vous alliez venir. Mais après la nuit passée à vous tourner dans votre lit, sommeil haché, corps en sueur, draps rejetés en boule, vous défaillez.
 Un frisson vous parcourt la nuque et vous rappelle le picotement que vous ressentiez, enfant, au même endroit, lorsque le Maître vous tapotait la tête pour vous féliciter de l'application que vous aviez mise à exécuter tel morceau de Bach ou de Mozart. Exécuter.  Vous serrez les poings jusqu'à ce que la jointure de vos doigts devienne livide. Pour le concours d'entrée au conservatoire, il vous avait fait travailler le concerto pour violon opus 61 de Beethoven, son répertoire de prédilection dans lequel il avait jadis excellé sur toutes les grandes scènes. Ce jour-là, vous étiez épuisée par les heures de travail et les nuits d'anxiété et vous jouiez comme un automate, avalant des notes, estompant les vibratos. Et lui, inlassablement, martelait : on reprend, mesure 34, on  recommence à la mesure 80, encore, on reprend depuis le début, cette fois plus véloce.  A bout, vous aviez compris  plus féroce. Vous aviez alors poussé un hurlement et renversé le pupitre. Sa colère s'était  abattue immédiatement sur vous et il vous avait fouettée d'un «  tu n'es qu'un violon sans âme ». Muette, meurtrie, vous aviez ramassé vos affaires, pris votre manteau, et vous étiez partie. Vous aviez démérité, vous lui aviez volé son temps, ses conseils, ses forces.
Trois ans plus tard, le rouge vous monte à nouveau aux joues et vos mains tremblent.  Alors, vous murmurez à l'abri du silence de l'église : je vous demande pardon. Vous adressez votre prière au Maître agonisant ou au Dieu absent, vous ne savez, vous la dites dans un souffle qui vous rassure,  je vous demande pardon, et vous murmurez plusieurs fois votre prière jusqu'à ce qu'elle berce votre fatigue.
La cloche qui sonne vous remet debout. Dehors, le soleil sèche le bitume et chauffe la façade du  Palais. Treize heures, déjà, vous êtes en retard. Vous allongez le pas et tournez au coin du quai. Essoufflée, vous vous arrêtez devant son immeuble. Le soleil derrière vous porte votre ombre sur la peinture laquée rouge de l’entrée. Vous hésitez, prenez une longue inspiration, puis relevez le menton et passez votre chemin.
 L'air frais vibre au-dessus du fleuve et les grands arbres bruissent le long du quai. Vous fermez les yeux : vous allez vivre.

Françoise R. 




Au-delà des mots…
Il vous a donné rendez-vous au Café du Palais. Ce sera mercredi à 15 heures. À chaque fois, vous rêvez du Palais Royal. Vous redoutez cette rencontre, tant ces trajets réalisés depuis des mois vous tourmentent. Des séances stressantes, des échanges de documents administratifs, des appels téléphoniques, vous souhaitez tourner la page. Alors vous acceptez ce déplacement pour ce qui sera une dernière rencontre.

Dès le démarrage de votre voiture, le voyant du niveau d’essence s’allume vous indiquant de faire une halte à la station-service. Vous quittez la rue Jean-Jacques Rousseau et ses commerces d’alimentation. Vous vous dirigez vers la sortie de la ville. Un rond-point vous oblige déjà à ralentir votre vitesse. Autour de cet espace central et aménagé en jardin d’agrément sont installées trois bicyclettes semblant sorties d’une ancienne remise. Ce sont des vélos utilisés pendant la dernière guerre. La photo de votre mère adolescente, jeune résistante parcourant la campagne pour ravitailler ses compagnons, vous revient en mémoire à chaque fois que vous atteignez cet endroit. Ses paroles vous reviennent à l’esprit.
Et à chaque fois vous vous culpabilisez et n’en voulez qu’à vous-même.

La circulation en ville est plutôt fluide en ce début d’après-midi d’automne. Votre véhicule, plutôt court, se glisse parfaitement dans le flot irrégulier des voitures. Le ralentissement s’estompe et vous filez vers la zone d’activité. Un regard vers la pendule du tableau de bord vous met à l’aise. Vous êtes prévoyante et vous arriverez certainement avant lui. Il est toujours en retard. Il en a même fait un jeu : « Être attendu, se faire désirer, comme les VIP », disait-il pour se donner de l’importance.
Enfin, il est tombé si bas maintenant que plus personne ne le remarque ; sauf vous. Vous vous demandez encore ce qui vous oblige à accepter ce rendez-vous. « Pour parler », vous a-t-il dit au téléphone. « Parler de quoi ? Plus aucune discussion n’est possible », pensez-vous sans pourtant le lui dire.
Enfin le panneau de la station-service. Votre clignotant indique que vous quittez la route. Au moment où vous glissez le bec du pistolet dans le réservoir, votre téléphone portable laissé dans l’habitacle, sonne l’arrivée d’un message. Le caissier de la station-service vous reconnaît, vous, la maîtresse d’école de son fils. « Bonne promenade », vous dit-il comme au revoir. Vous n’osez répondre à son compliment : « Ah, s’il savait… ».
Votre voiture se faufile dans la circulation. Des camionnettes, des motos, des véhicules de toutes sortes se côtoient et jouent serrés sur la départementale à quatre voies. Un nouveau rond-point bordé d’HLM et vous arrivez sur la nationale. « Quelle vue et quel environnement bruyant pour les habitants de ce quartier ! Quel spectacle devant ce manège vivant qui ne doit ralentir qu’au milieu de la nuit », vous dites-vous.
Alors vous pensez à votre pavillon où vous viviez heureux ensemble avec vos enfants. Une larme perle au coin de vos yeux. L’émotion n’est jamais loin.
La nationale toute droite va vous mener au Palais de Justice. Vous êtes angoissée et vous devez redoubler de prudence. Des feux tricolores à chaque intersection de l’avenue du Général de Gaulle. De Gaulle ! Cette figure emblématique présente dans presque toutes les villes de France qui lui ont attribué l’artère principale. Cela vous rassure sur le chemin qui vous reste à parcourir.

14 heures 40. Dans moins de dix minutes vous y serez. Les mains sur le volant vous relâchez vos épaules, vous vous détendez. Votre préoccupation principale est l’état d’esprit dans lequel il vous accueillera.
Enfin le dernier carrefour où des panneaux indiquent les différentes administrations : palais de justice à droite. Quelques espaces libres le long du trottoir et, sans poursuivre sur les trois cent mètres qui restent à parcourir, vous décidez de stationner votre voiture. Un peu de marche à pieds vous fera du bien. Vous apercevez le Café du Palais : encore cinquante mètres et vous reconnaissez votre homme. Même s’il a endossé la tenue des grands jours, il n’a plus grand-chose de semblable avec celui pour lequel vous arriviez en courant, ce qui agaçait votre mère : « N’épouse pas ce garçon. Il n’est pas fait pour toi ». Depuis longtemps vous culpabilisez et ne vous en prenez qu’à vous-même.

Il vous voit et se lève pour vous accueillir. Vous remarquez qu’il porte une main derrière son dos. À ce moment vous repensez à la sonnerie de votre portable pendant que vous faisiez le plein d’essence et vous consulter l’écran de votre téléphone. Alors qu’il est tout près de vous, vous lisez : « Plus que les mots pour s’exprimer, il y a le regard, le silence ».

Vous relevez la tête et vous croyez sortir d’un rêve. Là, prêt à vous embrasser, votre mari ému aux larmes dresse devant vos yeux un bouquet de roses rouges identique à celui qu’il vous offrait à chaque anniversaire de mariage.
« Viens, vous dit-il. Rentrons à la maison ».
Gisèle M.




Toulouse-Matabiau 
 Le train s’arrête et une voix annonce : « Toulouse Matabiau. Terminus. Tous les voyageurs sont invités à descendre.  Assurez-vous de ne laisser aucun… » Vous n’entendez pas la fin, votre esprit est ailleurs.

Personne n’est là pour vous attendre. Votre fille vous a demandé de venir directement chez elle. « Je préfère que, pour la première fois, vous vous rencontriez dans un lieu qu’il connaît bien »
Vous avancez mécaniquement : monter, descendre, prendre le métro… trois stations, pas de changement…
Ce parcours vous l’avez déjà fait plusieurs fois et pourtant votre ventre est serré, vous n’arrêtez pas de passer une main dans vos cheveux, comme si ce geste pouvait mettre un peu d’ordre dans vos idées.
En sortant à l’air libre, le soleil vous éblouit. C’est une belle journée, pensez-vous. Oui, une belle journée.

En traversant le parc, vous vous asseyez sur un banc pour calmer un peu ce cœur qui bat la chamade. A votre âge, il ne faudrait pas qu’il vous lâche aujourd’hui.
Des enfants jouent : toboggan, balançoire…
« Et si je ne savais pas faire avec lui ? » « Et si il ne me comprenait pas ? » « Et si je ne le comprenais ? » « Et si… » « Et si… »
Deux femmes se lèvent du banc en face et apparaissent alors les mots
« Plus que les mots pour exprimer, il y a le regard, le silence ». Vous souriez.

Rassurée, vous repartez après avoir passé une main dans vos cheveux.
Vous vous arrêtez chez le fleuriste et achetez un petit bouquet pour votre fille. Pour lui, vous avez des albums de coloriage et une boîte de crayons de couleur dans votre valise. Vous espérez que ça lui plaira. Il dessinait beaucoup sur les photos de l’orphelinat.
Vous qui aimez colorier les mandala, voilà un point commun avec votre nouveau petit-fils.

Au pied du bâtiment, vous arrangez une dernière fois vos cheveux, essuyez furtivement une larme sur votre joue et sonnez à l’interphone.

Bernadette B.




L'instant d'avant
 Votre main hésite. Cela fait bien longtemps que vous n’avez pas trempé vos lèvres dans un délicieux Earl Grey dépaysant et raffiné. Mais il n’aime que le Ceylan. Votre bras redescend, docile, et prend la boite de sachets habituels.
Ses yaourts. Cette eau-là, parce qu’elle est moins chère. Deux allées plus loin, à droite, cette margarine, à cause de son cholestérol. Puis vous rebroussez chemin pour les barres chocolatées que vous aviez oubliées. Comment aurait-il supporté les embouteillages ?
Vous vérifiez mentalement que plus rien ne manque et avancez vers les caisses rapides, soulagée de ne pas avoir de caddy encombrant en cette veille de fête.
Vous attendez derrière un couple qui déballe deux sacs afin de scanner les produits.
« Je t’avais dit de prendre du sauvage ! » crie la femme. « Ah bon, bredouille l’homme à l’air fatigué, j’ai pris du jamais congelé, ça ne va pas ? »
« Décidément, on ne peut pas compter sur toi ! Tu le fais exprès d’être bête ? Je t’assure, c’est fatigant ! »
Vous cherchez les yeux de l’homme avalant l’espace alentours et il semble se dissoudre dans ce moment pareil à tant d’autres. Vous interceptez son regard et lui souriez, pleine de compassion : cela vous est arrivé si souvent d’être critiquée, humiliée, dénigrée ainsi, y compris en public.
 Vous apercevez des magazines féminins exposés à la vente et l’un des titres ne peut vous échapper : « Cet été, les jupes raccourcissent ». La semaine passée, il vous a fait découdre un ourlet. Trois centimètres d’indécence à son goût. Il valait mieux que vous cédiez, sinon, c’eut été la terrible spirale où il vous emmène chaque fois. Même si vous savez, désormais, que le prétexte importe peu, vous évitez toutes les occasions possibles de le laisser vous malmener, encore et encore.
En passant la boite de thé sous le laser, vous regrettez l’Earl Grey, sentez votre ventre moins prompt à céder que vous. Vous le faites taire : « Tu ne sais pas ce que c’est, toi ! Personne ne sait. Personne ne comprend. Nul ne voit de quoi il est capable. Mais moi, je sais. »
En remettant vos achats dans votre sac, vous vous souvenez tout à coup de la première fois où vous avez ressenti cela. Vous ne vous en étiez pas rendu compte, sur le moment. Il avait ri en expliquant qu’il venait de voir que vous aviez une petite moustache. Manque de tact, exagération, vous lui accordiez votre pardon à bon compte, mais voilà que deux jours plus tard, il revenait à la charge en vous dévisageant au dîner : « Tout de même, le rouge à lèvres, c’est plus élégant sur des lèvres épilées ! ». Ce fut l’instant T0, le commencement à tout. Le soir-même, vous scrutiez le bas de votre visage au miroir grossissant, armée d’une pince à épiler. Puis ce furent les cheveux, les ongles, les pieds, les vêtements, les soupirs, la façon de tenir son couteau, d’entrer dans une voiture et même d’éternuer… Vous étiez devenue capable d’hyper vigilance et votre sens de l’observation n’avait pas d’égal. Il vous fallait tout anticiper, c’était vital.
 
En continuant à marcher dans la galerie marchande, vous vous êtes mise à voir toutes ces femmes que vous croisiez comme autant de défauts à corriger que vous aviez le malheur de réunir en une seule personne. Celle-ci ne savait pas porter son sac à l’épaule, celle-là avait le cheveu terne, cette autre avait osé sortir avec des bottes mal cirées. Tout vous insupportait, il n’y avait plus que laideur.
Et vous avez vu cette petite fille. Elle vous dévisageait. Vous aviez dû regarder trop longtemps la tenue de sa maman. Elle était si belle, si parfaite. Vous avez senti comme un déchirement, une sorte de cri sourd en vous, ou bien un sanglot contenu. Une fraction de seconde, vous avez senti votre propre enfance se rappeler à vous et vous demander où vous vous étiez perdue.
 

Il vous fallait réagir. Vous avez passé votre chemin, dépasser une boutique de lingerie de luxe, une pharmacie déserte, un cordonnier qui avait plusieurs mètres linéaires de porte-clés, une boutique de jeux vidéo, un magasin de vêtements pour enfants, et, devant la bijouterie, vous avez commencé à regarder où vous étiez, découvrant votre environnement, le centre commercial, bruyant, sauvage, vivant. Vous avez commencé à vous déployer dans cet  espace et à ressentir une sorte de vertige.
Où alliez-vous, déjà ?
Ah oui, il vous fallait passer au tabac pour ses cigarettes, et il vous attendrait sur le parking souterrain près de l’entrée A2.
Levant votre poignet, vous avez regardé l’heure. Dans la vitrine de la bijouterie, toutes les montres indiquaient la même. C’était comme un signe, mais vous ne saviez pas de quoi.
L’heure. L’heure de quoi ?

 Heureusement, vous n’étiez pas en retard. Il ne le supportait pas. Il aimait vous attendre en écoutant Wagner ou les Stones dans sa voiture, mais si vous arriviez avec une minute de retard, c’était le drame. Pas d’avance non plus, sinon c’est que vous ne saviez pas gérer votre temps.
 Vous aviez près de trois quarts d’heure devant vous. Vous avez pris un escalator, parcouru l’allée centrale jusqu’au tabac qui se trouvait juste avant la sortie. Des gens y secouaient leur parapluie. Il avait dû se mettre à pleuvoir.
« Zut, le velux ! ». Vous avez immédiatement ressenti cette petite terreur, signe que vous aviez dépassé les bornes, fait une grosse bêtise. Il allait sortir complètement de ses gongs, réveiller la bête, peut-être même lever la main sur vous, même s’il avait promis que cela n’arriverait plus.
Vous n’en pouviez plus.
Complètement indifférente à l’idée d’un bureau inondé, vous n’aviez en tête que cette souffrance à venir, encore, à jamais répétée.
En entrant dans le tabac, vous avez malgré vous admiré votre reflet dans une glace et surtout votre chevelure qui faisait sa fierté, et vous valait quelque répit. Cela s’est fait malgré vous. Vous êtes allée directement chez le coiffeur et avez donné de très claires instructions.
 
En descendant dans le parking, près des poubelles en bas de l’escalator, vous avez vu un papier publicitaire collé au mur. Il s’agissait d’un spectacle de rock, a priori, avec une date et un slogan accrocheur. « Êtes-vous prêts pour la révolution ? »
C’est avec volupté que vous avez caressé votre nuque dégagée et ressenti le chatouillis d’une mèche fraichement coupée. Vous vous êtes dit que « oui, vous étiez prête ». Avec vos cheveux courts qu’il détesterait, vous alliez l’affrontez, enfin. Ce n’est pas la peur de cet homme qui vous avait quittée, mais la peur de la peur. Vous avez marché droit vers la voiture rouge, le cœur emballé et les mains tremblantes, pourtant. Vous  étiez prête à mourir, à mentir, à tuer s’il le fallait, vous étiez prête à tout pour sortir de ses filets et ce tout était votre force nouvelle, votre nuque une page blanche où chaque mot choisi vous éloignerait de lui jusqu’à, un jour, le voir et le sentir si peu que vous seriez lavée de son insinuante noirceur. Vous étiez prête à vous arracher la peau pour enlever le tatouage de ses phrases assassines, de toutes ses petites choses additionnées qui vous avaient à jamais marquée au fer rouge.
Être à vif. Ouvrir la portière.
Vous sentez l’odeur de son parfum mêlée à celle du cuir des sièges. Comme la haine, elle vous donne la nausée. Vous êtes prête. Pareil pour les piqûres, c’est l’instant d’avant qui fait mal. Allez !
Amy T.



L’itinéraire est là, précis, appris par cœur, l’heure avance, le stress commence à monter. Tout est prêt, déjà réglé, il faut surtout être le plus léger possible ; pas de sacs, rien (ou presque dans les poches). Une voix impérative dicte, harangue et guide néanmoins, c’est une répétition des gestes en paroles dans la tête.

Vous y êtes, ne perdez pas votre objectif ; la rue n’est pas déserte, des passants se croisent sans se regarder, chacun à ses occupations. L’atmosphère de cette rue est absorbante, elle étouffe les bruits en les avalant, elle semble digérer se repaître de ce qui y passe : elle est cannibale.

Vous ne relèverez pas la tête, vous aurez au moins quatre kilomètres à parcourir. Sans se faire remarquer, ni courir, ni trainer, vous êtes invisible, vous devez l’être, le plus discret possible, on dit indécelable.
La vision est effroyable, des ordures partout, des insectes à profusion ; il commence à faire chaud, l’odeur de ces ordures d’ici 2 heures va devenir pestilentielle. Les trottoirs ne sont plus distingués de la chaussée. La rue a été abandonnée par les autos personne ne voulant stationner pour côtoyer même quelques instants, les monceaux d’ordures. Il paraît que l’on ramènerait avec la voiture au moins des cafards si ce n’est des rats dans les bas de caisse ! C’est dire.
Vous êtes là et pensez ailleurs, à vous persuader qu’un autre eut été mieux choisi pour cette « aventure », hé bien non, c’est à vous qu’on a intimé l’ordre de s’y coller.
Les consignes redeviennent impératives, fortes, résonnent dans le crâne : ne pas se laisser distraire !
Un regard alentour en panorama, une pause au dernier carrefour, cette ville ne sortira donc jamais de son destin ; elle est à nouveau un champ de ruines, un camp de bidonvilles, noyée d’ordures. la nausée arrive, c’était prévisible. Pas de fausse pudeur, vous êtes de ceux que l’on désigne comme les plus endurcis, aguerris dit-on, vous y survivrez, cela va vous dépassez, vous vous sublimez. Encore la voix qui intime. Des visions d’horreurs précédentes défilent par la pensée, tels des fantômes.
L’estomac remis, restent encore quelques mètres : Beyrouth est la cité la plus étrange de la planète. Elle est de tous les temps à la fois et dépassée par les modernités successives que chacun veut lui tatouer. Rien n’y fait, on continue à y vivre comme au moyen-âge et comme à New York, Moscou ou Paris.
Un coup de pied rageur dans la cannette , ce sera le signal pour vous manifester. L’attente de dix minutes pas moins, ensuite vous passerez derrière le mur affiché « êtes vous prêt pour la révolution ?».
Le sac poubelle vide est là, pendu à un crochet du mur, y jeter tout l’argent. Fermez et raccrochez ce sac, on vous surveille. Si tout est OK, ils arrivent en voiture. Retour vers les ordures, de l’autre côté du mur. ATTENDEZ !...
Tout est fait, rien n’est oublié, l’attente sous la pancarte est insupportable.
Un 4X4 déboule, il freine devant les poubelles, deux corps sont jetés hors du véhicule, ils se relèvent en titubant dans les ordures, le 4X4 a disparu dans un nuage de poussière et de crissement de pneus. Sueurs et frissons.
Récupération d’otages en vie réussie !
Le vent de la mer souffle sur la ville, une fraîcheur baigne alors les terrasses de villas surplombant la corniche envoûtante ; un tanker croise à l’horizon, on distinguerait presque son pavillon, le soleil est très haut dans le ciel, il est au zénith. Juillet 2015.


Michelle L.

Déambulation et rencontre en ville

Vous avancez vite, homme habitué à ne pas perdre de temps, pourtant depuis hier le temps s'est étiré. Vous marchez rue de Rivoli le long du jardin des Tuileries. Ce matin en sortant du RER à la station gare du Nord, vous avez remarqué une poubelle éventrée déversant  les vestiges des boissons d'une journée d'été, au dessus une affiche « Êtes-vous prêt pour la révolution ? ».
Est-ce le moment pour vous de vous engager politiquement ? Vous marchez le long du Musée des Arts décoratifs ; sur ce trottoir vous êtes seul. De l'autre coté de la rue, les touristes se pressent sous les arcades, entrant pour des achats compulsifs dans les boutiques,  attestant de notre société de consommation.
Qu'avez-vous fait pour empêcher les excès de la société de consommation ?
Depuis trente ans, vous travaillez à la banque Rothschild, vous vous  battiez pour que les comptes de vos riches clients prospèrent. Vous marchez le long du musée du Louvre un groupe de chinois armé de leurs perches à selfie suivent une femme brandissant un fanion. Vous avez le temps maintenant d'entrer au musée découvrir l'histoire des Médicis mais vous avez rendez-vous Place de la Bastille avec votre frère ; vous n'avez plus beaucoup de liens avec lui, il ne pense qu’à jouer au bridge et au golf. Vous arrivez à la tour Saint-Jacques si attirante, vous décidez de perdre quelques minutes et de traverser le square. Vous vous étiez promis de visiter la tour, mais encore une promesse non tenue et maintenant,  êtes-vous prêt à faire la révolution ? Vous avez pesté pendant trente ans contre vote travail de banquier.
Vous ralentissez le pas, dans dix minutes vous serez à la Bastille, cet après-midi il est impossible de changer votre emploi du temps, mais c'est promis, demain vous allez faire la révolution .Votre frère est là à la terrasse du café : "Je t'attendais, je nous ai  inscrits demain à un tournoi de bridge, j'espère que tu n'avais rien de prévu ».   
Marie Paule M.
 


                   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire