Rien à te dire

Je n'ai rien à te dire...
atelier du 10 octobre 2015

La consigne de cette troisième séance d'atelier s'énonce comme suit : s'imaginer dans un lieu familier, que l'on aime, où l'on se sent bien, et écrire une lettre qui commence par ces mots de Roland Barthes : Je n'ai rien à te dire mais ce rien, c'est à toi que je le dis ; lettre qui peut être ponctuée de deux ou trois Je pense à toi, et se termine par ces mêmes quatre mots. Il s'agit bien évidemment d'une lettre d'amour, dans le sens le plus large qu'on puisse l'entendre, mais une lettre sans adresse à l'autre étant donné qu'on n'a rien à lui dire, et donc sans jamais exprimer de manière explicite ce que l'on ressent à l'égard de cet autre. C’est donc par la seule description minutieuse (et forcément subjective) du décor, éventuellement par l'expression et l'évocation de quelques pensées et souvenirs, que le lecteur éprouvera le sentiment de manque, l'absence de l'autre et l'amour qu'on porte à cet autre. A titre d'exemple, un texte écrit en atelier est lu par l'animateur ; on peut également se référer au Brouillon de lettre rédigé par Georges Perec (cf. in Espèces d’espace) encore que celui-ci enfreint quelque peu la consigne présente. 


Rien à te dire

Je n’ai rien à te dire, mais ce rien c’est à toi que je le dis.

En ce jour de novembre et à cette heure matinale, l’église Notre-Dame de Talant est déserte, il y règne une faible et très douce clarté. Quelques pas de plus et je sais qu’une minuterie électrique se déclenchera automatiquement, aussi j’hésite un moment, déjà mes yeux s’habituent, et puis il y a les vitraux en haut et en bas sur le pourtour de l’édifice et ceux qui forment une baie sur toute la largeur du chevet.

Je pense à toi.

C’est l’artiste Gérard Garouste qui a créé ces vitraux et c’est le maître verrier Pierre-Alain Parrot qui les a réalisés. Je connaissais le premier pour avoir vu quelques-unes de ses peintures et sculptures dans diverses expositions. Je ne savais pas en découvrant ses vitraux en l’église Notre-Dame de Talant qu’un détail de l’un d’eux ornerait bientôt la couverture de mon prochain livre ; je ne savais pas non plus que je verrais quelques mois plus tard une grande rétrospective de son œuvre à la Fondation Maeght. Il est ainsi des noms qui croisent et recroisent notre chemin et prennent en peu de temps une importance considérable dans notre vie. D’où mon désir de revenir ici en ce jour de novembre.

Je pense à toi.

Le vitrail représentant Juda portant en couronne les effigies de ses frères m’a d’abord laissé perplexe car je le confondais avec Judas Iscariote, le traître, « le fils souillé de vices ». Non, celui-ci était le chef d’une des douze tribus d’Israël et donnera naissance au nom du peuple juif. Avant cette première visite, mes connaissances bibliques et talmudiques étaient pour le moins limitées. La lecture du texte d’Hortense Lyon m’a aidé à mieux comprendre les intentions de l’artiste.

Je pense à toi.

Difficile d’expliquer l’émotion qui m’a saisi en découvrant le vitrail intitulé La veuve de Sarepta. Là non plus je ne connaissais pas l’histoire de cette femme à qui le prophète Élie demanda asile et dont le jeune fils succomba pendant la nuit. Mais il y avait ces mots peints sur le verre : Ton fils est vivant, et je sais que ce sont eux qui m’ont bouleversé, car on voudrait, tout mécréant qu’on se prétend, oui, on voudrait croire aux miracles. Et puis, comme dans une petite fenêtre en bas à droite de l’image, il y avait ce ciel d’un bleu intense et cet arbre qui s’y découpait en ombre chinoise, et j’ai compris que c’était vers cela qu’il me fallait marcher, car c’était le chemin de la vie.

Je pense à toi.

La lumière automnale est plus vive désormais et certains rouges en paraissent incandescents, dont ceux mêlés d’orange dans le vitrail représentant Capharnaüm, devant lequel je m’arrête un moment et songe à ces villes du Proche Orient et d’ailleurs que les armes ensanglantent, que les flammes anéantissent : en finira-t-on jamais, je me dis, oui, en finira-t-on jamais ? Mais pour ne pas laisser désordre et tristesse s’installer dans ma tête, je me tourne vers la grande baie que le soleil levant illumine, avec Marie, en place d’honneur au centre d’une rosace - puisque l’église lui est dédiée - laquelle repose sur quatre lancettes abritant respectivement chacun de ses parents et les prophètes David et Abraham. Encore aujourd’hui, c’est la figure d’Anne, la mère, qui me fascine, Anne qui tout à la fois tient contre elle sa fille Marie et porte sur ses genoux l’arche dont se servira Noé pour sauver le monde, arche que l’on retrouve d’ailleurs à l’identique sur un autre vitrail, surmontée d’une colombe et voguant sur des flots bleus à la surface desquels, semblables à des poissons, sont peints des lettres et chiffres en Hébreu. En déduire que notre salut viendra de la femme, repenser au vers d’Aragon qui la disait l’avenir de l’homme…

Je pense à toi.

La minuterie vient de se déclencher, une femme, justement, coiffée d’un foulard va s’asseoir au premier rang, face aux grands vitraux du chevet. Je la vois comme une parmi ses sœurs qui portent prénom d’Anne ou Marie, Ruth ou Déborah, Eve ou Myriam, Marthe ou Marie-Madeleine, à moins que désignées La Samaritaine, La Veuve, La Pécheresse ou La Cananéenne, car si nombreuses à être représentées par l’artiste que l’hommage rendu ne fait doute, pour la place qu’elles occupent dans les écrits saints, mais probablement aussi dans sa propre vie. L’observant à distance, et face à elle la rosace désormais étincelante, je me demande si elle prie et qui et pour quoi, car moi je n’ai jamais su, jamais appris, pourtant la première fois, saisi par la beauté du lieu, par ce qui s’en dégageait de force et de lumière, j’aurais aimé savoir tant je me sentais en présence de quelque chose qui me dépassait.

Je pense à toi.

L’automne est beau comme le fut l’été, comme le seront, je l’espère, les saisons à venir. En sortant de l’église de Talant, je marche un moment sur l’esplanade toute proche, m’accoude au parapet, embrasse du regard la vallée en contrebas. Le soleil me chauffe le visage, un sentiment de plénitude me gagne, je souris, je pense à toi.
Jacques-François P.
(voir le site de l'auteur ici)



Je n’ai rien à te dire, mais ce rien c’est à toi que je le dis.
Toutes les semaines, depuis un an, je me retrouve ici. Je m’assois à la même place.
Je prends la même boisson : un café bien noir, sans sucre, que je pose légèrement sur le côté gauche de la table.
Dehors, le même paysage : des enseignes aux noms qui me sont si étrangers que j’ai cessé de les déchiffrer. Des voitures se pressent sur la route, des piétons se bousculent sur le trottoir. Quelques sans-abri dorment encore sous leurs couvertures en carton et leurs piles de journaux en guise d’oreiller.
Je pense à toi.
Dans le café, il n’y a encore personne : il est trop tôt. Seul le patron nettoie et re-nettoie ses verres qu’il essuie et re-essuie pour passer le temps.
Les peintures accrochées aux murs alignent des portraits aux sourires qui ressemblent à des grimaces. Tables et chaises sont sagement rangées, dans l’attente du client qui ne vient pas. Tout est trop propre, trop brillant, trop vide. En réalité, ici, il n’y a jamais personne. C’est pour cela que j’y viens.
Je pense à toi.
L’écran de télévision est allumé mais n’émet aucun son. Les images se superposent langoureusement, comme maniées par une main maladroite. Des vacanciers sont montrés se dorant au soleil, sur la plage d’Arcachon, près de la Dune de Pyla. Le drapeau est vert. Le soleil est haut, la mer calme, le temps se prête à la baignade. Je lis sur les lèvres du secouriste interrogé qu’il donne des avertissements de prudence. En bas de l’écran défile le nombre de morts par noyade cet été.
Je porte ma tasse à mes lèvres. Le café est déjà froid.
Je pense à toi.
May S.


Persistance
Je n'ai rien à te dire mais ce rien, c'est à toi que je le dis.
La sonnerie d'un réveil retentit dans la chambre d'à côté ; le jeune garçon se lève, pas lourd, chasse d'eau, marches d'escalier, bruits indistincts d'ablutions et de petit-déjeuner au rez-de-chaussée.
Dehors, le cliquetis des containers contre les parois du camion poubelle ricoche sur la vitre de la fenêtre, puis le silence fige à nouveau l'avenue.
Je pense à toi.  
Je guette le claquement de la porte d'entrée, le crissement du pas dans l'allée, le grincement de la grille qu'il referme à la volée : le garçon est en retard.
Il fait jour. J'ai allumé la petite lampe de l'alcôve, elle habille d'une couleur chaude le lit défait, couette rabattue, drap délaissé, et je m'y coule avec précaution car je ne veux chasser ni l'odeur ni le creux d'un souvenir. Je redresse la pile d'oreillers laissés en bataille, m'y adosse pour écrire.
Je pense à toi.
Le velux a carotté un coin de ciel blanc qui givre mon humeur et fait battre en retraite la chaleur de la nuit dernière. Ma pensée se faufile dans les plis du T-shirt et du pantalon soigneusement posés sur les barreaux de l'échelle, contre le mur. Le chat vient se blottir contre mes cuisses et mon souffle palpite au rythme de son ronronnement.  
Dans la chambre, le temps est retenu. Je pense à toi.
Françoise R.


Un rien de nature

Je n’ai rien à te dire mais ce rien, c’est à toi que je l’écris.

A nouveau sur l’île. Assise sur la terrasse au-dessus de la route, et face à la mer, j’écoute le silence. Le vent ne fait plus claquer les volets, l’eau est lisse comme un miroir, et même les insectes semblent chuchoter.
Je pense à toi.

Les voiliers ont quitté la crique, les derniers vacanciers ont pris le ferry, la taverne va bientôt fermer. Mais le soleil est là, magnifique, puissant, et la scène n’est pas finie.
Avec le calme revenu, la terre redevient visible. Elle est sèche, peu fertile, et cependant elle vibre du peu qu’elle produit, même si elle tient le second rôle car la rocaille est partout.
Malgré l’eau qui nous entoure, malgré la terre éternelle, l’âme de cette île est minérale : ancienne, sage, épurée. Une vieille âme qui sait. Se tait. Laisse entendre.
Je pense à toi.

Ce matin, je suis allée nager.
Flots caressants.
Transparence cristalline.
Je me suis laissé flotter sous le ciel immense saturé de bleu. J’étais l’équilibre parfait entre deux danses de molécules : l’une étroite et langoureuse, l’autre aérienne et ample. Le contact liquide décuplait mes sensations, la vision de l’espace arrêtait le temps.

La paillasse au-dessus de la terrasse a frémi. Un soupir d’Éole ? Un clin d’œil à ma rêverie ? L’ombre clairsemée projetée sur ma feuille a bougé et mis une once de vie dans ces mots qui ne disent rien.

Un criquet gigantesque s’est posé sur le muret. Avant, ils me rendaient nerveuse, attentive à leur trajectoire. Maintenant, je ne vois plus qu’un voisin, un habitant de l’île. Je souris à cette détente.

Une voiture passe, la première de la journée. Décidément, on veut me réveiller.  Ou me replonger dans le rêve aliénant d’une réalité  faite de mille détails et d’autant d’événements. Dans la brume épaisse du quotidien.
Je suis ici pour lever ce voile, j’ai besoin de cette nature brute et impartiale. Elle n’a pour moi ni tendresse ni haine, elle m’accueille si je fais l’effort d’être là. Elle redonne voix à mes intentions, et j’entends un concert de cellules qui chantent leur bonheur de vivre.

Je pense à toi.
Amy T.



Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

Sur le grand promontoire des rêves, l'incertitude d'une existence où tout peut basculer.
Ce qui est évanescent ce sont ces images qui vont s'effacer de la mémoire.
Le doute s'installe au creux de l'improbable, avec la force puissante du rêve éveillé. Obstiné. Pathétique. Perçant son nid d'aigle. Haut perché.
L'acharnement de chaque être pour garder des miasmes de ces figures qui l'assaillent à tout moment, est comparable à celle de l'oubli dont les vagues  font disparaitre les messages écrits habituellement par un amoureux, sur le bord d'une plage. Un instant après le reflux, plus rien ne reste.
La vie quotidienne, captée d'un supposé point de vue idéalisé par des figures proches des lieux communs, est une succession banale d'images qu'à peine parvenues, disparaissent aussitôt de notre conscience.Flashes d'une série d'instantanées, retenues par les clichés de notre esprit grégaire.
L'instant oblitère le passé qui n'a plus d'avenir, parce que nous n'avons su le préparer d'une façon conséquente. Tout a été, tout est, tout sera oblitéré. L’être ne cherche pas à aller plus loin. Il ne cherche pas à dépasser ce stade. Il ne cherche pas à se dépasser de son indolente paresse en faisant du surplace.

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien, c'est à toi que je le dis.

Mais tout de même, croire que l'on peut préparer le terrain d'avance, n'est-ce pas là, quelque chose d'aussi illusoire, que ces clichés de notre pensée? Peut-on devancer ce qui n'est pas encore advenu? Peut-on assurer qu'en réfléchissant d'avance à nos futurs cheminements, nous allons pouvoir parer à tout accident imprévu possible? N'est-ce pas un nouveau leurre, un concept forgé de toutes pièces, illusoire, terriblement illusoire lui aussi, comme le reste? Pareil aux pièces d'une montre bien réelles matériellement mais dont le mécanisme qui la compose, n'est que la résultante d'une spéculation abstraite. Car le Temps, lui, peut se passer de la montre et de la division horaire.
Et voici une nouvelle image qui envahit nos pensées. Celle d'un sablier, s'écoulant inexorablement du vase supérieur au vase inférieur. S'égrenant, grain de sable par grain de sable. Il s'impose comme une évidence.

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

Sablier aussi vrai que ce grain de sable au travers lequel William Blake proposait au lecteur de ses poèmes, de percevoir le monde. Tout un monde!
Là tout glisse. Rien n'est plus figé. Tout peut se transformer. Dynamique d'un mouvement de translation en spirale. Sans fin? serait-ce ce qu'on dénomme le Temps?Les conséquences biologiques de la matière organique dont est constitué l’Être et son progressif dépérissement? A l'inverse du grain de sable qui tient dans la durée. Et un tel Être, atome d'un univers où le vivant et l'inerte coexistent d'une façon complémentaire, que constate-t-on? Sinon, que le deuxième de ces deux éléments complémentaires, n'a besoin de rien pour se manifester, tandis que le deuxième, hurle douloureusement de sa présence dès qu'il apparait face au monde qui le voit naitre.

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

Les sentiments se précipitent à l'extérieur de soi: ils chutent en cascade. Quel flot, quel flux contradictoire, l'entrainent-ils vers le goulot étroit de l'existence?
Si tout s'efface au fur et à mesure, à quoi peuvent-ils nous servir nos souvenirs?
Quel mystère contraint la mémoire à tout retenir, puis tout effacer?
Qu'en retire l’Être de tout cela?
Quel bouleversement peut-il être compris en prenant de la hauteur, fusse-t-elle du haut d'un grand promontoire, à l'image prométhéenne défiant tous les dieux de la création, sans arrogance?

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

Contourner l'improbable et créer sa propre image à travers tous les rêves qui relèvent de nouvelles illusions?
Se voir construire des doubles fantomatiques, prêts à errer dans des landes inconnues, désertiques?
Untel se veut créateur comme ledit héros mythique. Un autre défie les dieux avec sa science qui les nie. Un troisième, s'autoproclame artiste et veut ainsi, montrer la voie ouverte qui peut conduire à l'immortalité. Mais toutes ces volontés créatives, ne sont-elles en fait, que le résultat d'une création universelle, qui dépasse de loin le destin individuel de chacun?
Des poussières d'étoile reconstituées en êtres humains?
Sur le grand promontoire des rêves, voici qui descendent du ciel éthéré non pas des gracieuses naïades au sourire innocent, mais des Entités Célestes qui atterrissent sur les têtes encombrées de fantaisie. Elles sont porteuses des énigmatiques espoirs astraux, naïvement sollicités. Illusion encore d'un "au-delà".

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

L'illusion d'une "re-naissance" à l'image de l'oiseau Phénix - qui doit, par son exemple, par son sacrifice - ressusciter et rebondir chaque matin du monde. Créer et recréer. Être là à chaque instant pour résoudre ce que le monde a renié. L'inanité de ses actes, si égoïstes. Son essoufflement.. La lente désagrégation de ses fondements. La paralysie d'une planète qui tourne mal et d'un soleil qui fait de l'ombre à l'espoir au lieu de l'éclairer.
Espoir ou désespoir. Il n'y a peut être plus de choix possible.
Espoir ou désespoir d'un monde où les ombres de la caverne dont parlait Platon, se prennent pour des êtres incarnés, selon les émissaires de la "vraie vie", mère de tous les conflits, puisque chacun a raison en s'opposant violemment aux "autres"...

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis.

Mille coups de fouet sont promis et en partie déjà appliqués sur le corps meurtri de Raif Badawi que les doctes dirigeants saoudiens ont condamné à dix ans de prison. Ceci, pour avoir osé écrire dans un blog, des propos sur la laïcité qui déplurent énormément au pouvoir en place. Ce n'est pas un fait isolé. D'une autre manière, dans bon nombre de pays, la censure inflige aux récalcitrants de se taire. "Je ne dois rien dire. Je n'ai que le droit à me taire!"
Voilà un grain de sable qui grippe tout le système idéologique et religieux d'un système qui se voudrait pieux. Sans doute, autant pieux que tant d'autres lieux, partout dans le monde où ne règne que l'hypocrisie, la hystérie et le faux semblant.
Sur le grand promontoire des rêves, des cauchemars quotidiens et cette inscription aléatoire:
"Au fond d'un puits s'est perdu le cœur manquant du monde!"

Je n'ai rien à te dire, mais ce rien c'est à toi que je le dis. 
Eduardo C. 


Je n'ai rien à te dire, mais ce rien, c'est à toi que je le dis.
Je suis sur la terrasse de la maison familiale,de plus en plus déserte. Il y a toujours ces affreuses jardinières en crépis grisâtre autrefois garnies de géranium et dans lesquelles plus rien ne pousse. Le pommier aux fruits acides dont il ne faut surtout pas abuser trône au milieu de la pelouse bien entretenue. L'entreprise qui s'en occupe à présent est passée la semaine dernière.
Mon cœur se serre, je pense à toi.
Le portique un peu rouillé attend la venue d'un enfant pour accueillir sa balançoire et grincer à nouveau en cadence sous le pommier. Dans le pré, l'ânesse Églantine broute en me regardant. Elle scrute les branches de l'arbre mais je ne lui donne pas de pomme, ça lui ferait mal...
Le potager est réduit à sa plus simple expression. Plus de tomates ni de poireaux, plus de carottes, ni de salades, à part quelques-unes, montées en graines. Mais le persil et la ciboulette poussent encore joyeusement comme l'oseille et la rhubarbe, increvables. Les framboisiers envahissent tout l'espace le long du muret, je devrais peut-être les rabattre un peu, mais pourquoi ? Il y a tant de place maintenant et leurs fruits délicieusement juteux peuvent être consommés sans modération... sauf avant les repas !
Au fond du pré coule la rivière rouge dans laquelle peu de personnes osent se baigner et c'est dommage ! Le fer en suspension lui donne cette couleur étrange mais elle est propre comme l'eau d'un torrent, je sais bien...
Je souris, je pense à toi.
Des traces de doigts disgracieuses maculent les vitres de la véranda. Je vais les nettoyer afin qu'elles brillent comme celles d'une maison témoin.
Je frotte avec dévotion
je pense à toi.
Claudine B. 



« Je n’ai rien à te dire mais ce rien, c’est à toi que je le dis »


Ici, la plage est un désert. Il pleut sur la mer comme il pleut sur mon âme. Je suis venue comme chaque matin observer les vagues, surprendre la marée, guetter les navires, au large. Il pleut souvent en Normandie et cette pluie est complice de mes états d’âme.

Je pense à toi.

Je sors lorsque le temps est gris, certaine de me promener en toute solitude, en toute quiétude, alors que chacun, derrière sa vitre, surveille l’arrivée d’une éclaircie pour envahir les chemins, la falaise, le bord de mer.

C’est avec la pluie, sur le sentier du moulin que je retrouve le banc… Ce banc souillé de feuilles et de mousse sale. En face, la clôture qui borde le pré est envahie de ronces désormais desséchées. Un troupeau de vaches au cuir brun taché de blanc, s’est regroupé sous le chêne. Ce chêne centenaire m’impressionne encore.

Je pense à toi.

Je pose mon sac sur le banc, j’hésite à m’asseoir, il tombe des cordes. J’aime cette rincée qui me protège de toute rencontre. J’ai l’impression que le ciel se vidange. Ma solitude, c’est ma liberté. Ce grand vide de l’absence et ce choix assumé de préférer l’éloignement sont ma façon de me vider l’esprit sans assécher mon cœur.

Je pense à toi.

Le ruisseau qui coule en contrebas, derrière le banc, se gonfle et rugit sous les trombes d’eau qui se déversent du ciel. Le sol devient boueux. Le tonnerre gronde. Un éclair traverse le ciel : « Un signe, me dis-je, au moment-même où mon téléphone sonne. Je ne réponds pas.

Je pense à toi.

Pourquoi puisque je n’ai rien à te dire ? Ce rien, ce mutisme, ce vide de mots, sont pourtant explicites. Les âmes sont silencieuses au pays de l’amour. Les souvenirs sont souvent plus parlants que bien des discours. Je parle au chêne, une pie me répond.

Je pense à toi.

Rien à te dire. Mon silence parle pour moi. Le ciel s’éclaircit ; les nuages s’éloignent. Le bleu tout à coup rénove l’horizon. Une lueur apparaît puis là-bas, au-dessus des falaises, se dessine nettement l’arc-en-ciel. Le ruisseau bouillonnant se calme. Moi seule au milieu de la nature reste dégoulinante de la saucée qui s’estompe. Je vais pouvoir rentrer. Non, vraiment… Rien à te dire.

Je pense à toi. 
Gisèle M.

Je n’ai rien à dire mais ce rien, c’est à toi que je  le dis. Mon installation est, comme d’habitude,  spartiate et aucun confort ne m’est nécessaire. Juste une toile, sous les arbres, rythmée, par les gouttelettes du matin et un Bedchair digne de ce nom, pour flemmarder face à l’eau. Ce n’est peut-être pas le meilleur poste de l’étang mais je m’y sens bien. Un peu protégée, comme dans une anse, mais  avec un dégagement des roseaux suffisant pour pouvoir observer la faune. Mon café, pris au bord de l’eau, a toujours une saveur particulière. Dommage qu’il refroidisse trop vite. Je voudrais qu’il dure des heures. Je pense à toi.
Depuis hier soir, c’est la fraye. Les pêcheurs pestent en entendant les carpes s’adonner à leurs ébats amoureux. On dirait plutôt des combats aux bords des berges et à fleur d’eau.  J’aime regarder luire leurs écailles. On dirait qu’elles cherchent à s’échouer,  à grimper sur les berges. Le clapotis de leurs sauts  résonne aux quatre coins du plan d’eau.  Elles n’auront pas le moindre appétit ces jours-ci. Ce n’est pas ce week-end que les carpistes rempliront leur FaceBook de photos de leurs prises spectaculaires. Je pense à toi.

Les lumières de l’étang sont, à cette heure matinale, pleines de surprises. Et j’aime la brume, rideau de ce théâtre, qui prend son temps pour se lever. Un deuxième café s’impose pour apprécier tout cela. Les petits habitants s’affèrent plus que moi. La silhouette noire du rat se dessine sur mon plaid clair trainant parterre et les canards aux reflets argentés se souviennent des morceaux de brioche partagée la veille et se faufilent, dodelinant sous mon siège, mon poste d’observation, de méditation.  Ce siège, planté face à l’eau, qui a un effet troublant, hypnotisant.  Il me semble qu’une fois calée, le temps s’arrête. Mon regard reste planté sur une brindille, créant de minuscules vaguelettes. Le camaïeu de verts qu’elles provoquent m’inspire pour mes peintures, même s’il est fort probable que je ne puisse pas le reproduire. Peu importe. Il manque à ce paysage, trois longues cannes sur leur support,  pieds dans l’eau. Avec leurs anneaux alignés au cordeau … parce c’est comme cela qu’il faut que ce soit. Pareil pour le  tapis de réception, prêt à être mis à l’eau, berceau pour les grosses « mémères » et l’épuisette géante, dressée le long de l’arbre.  L’esturgeon qui jaillit de l’eau bruyamment et brille au soleil semble être l’agitateur et vouloir réveiller l’étang, plongé dans un silence magique. Un silence presque mystique. Un silence qui apaise et ressource, chargé de souvenirs et de nostalgie. Oui je l’aime ce silence mais j’avoue qu’il ne me déplairait pas qu’il soit interrompu par tes « bip » stridents. Je suis bien ici. Mais j’attends avec impatience d’y revenir,  avec tout ton attirail. Je pense à toi.   

Corinne M. 

Sur le grand promontoire des rêves, l’incertitude d’une existence où tout peut basculer. Ce sont ces images qui pourront s’effacer de la mémoire. Le doute s’installe sur l’improbable, avec la force puissante du rêve éveillé. Obstiné. Pathétique. Assoiffé par le désir impossible d’éternité. L’acharnement de chaque être pour garder des miasmes de ces figures qui l’assaillent à tout moment, est comparable à celui de l’oubli, pareil aux vagues qui font disparaître les messages écrits hâtivement sur le bord humide d’une plage. Un instant après le reflux, plus rien n’y reste. Ainsi va des relations humaines, tellement aléatoires.

Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.

La vie, captée de ce point de vue, serait une succession d’images qu’à peine arrivées disparaîtraient aussitôt de notre conscience, brouillées par la multiplicité exponentielle du surnombre. Seuls survivraient quelques clichés retenus par notre esprit. L’instant dépassé par des millions, par des milliards d’instants. Tout serait promis à disparaître, oblitéré par un mécanisme semblable à celui d’une montre, qui n’a de réel, que les pièces qui la composent. Mais le temps affiché, ne serait qu’une illusion, qu’apparence arbitraire d’une division hasardeuse de la réalité.

Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.

Le contour d’un sablier s’imposant à notre esprit et coulant grain de sable par grain de sable, finit par s’imposer en nous. Comme une nouvelle évidence, suivant les propos d’un William Blake, qui écrivait : « Voir un monde dans un grain de sable. Et un ciel dans une fleur sauvage…Tenir l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure. » Là tout glisse. Rien n’est figé. Et pourtant, quels buts attribuer à ce mouvement circulaire qui revient toujours à son point de départ et qui n’a pas de fin ? Y-a-t-il là, un dépérissement analogue à la matière organique qui se décompose et se transforme en une autre substance, imperceptiblement ?

Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.
Perception fantomatique d’un espace mental en mutation seconde après seconde. Sur le grand promontoire des rêves tout pourrait basculer, tout pourrait se métamorphoser. Les sentiments chutent en cascade, alors même qu’ils se taisent sur l’essentiel : sur le sens de notre existence ! sur celle du monde où nous sommes dont nous sommes qu’un grain de sable, durant une seconde par rapport à l’existence de l’univers. Si tout s’efface au fur et à mesure à quoi peuvent-ils servir nos souvenirs personnels ? Quel mystère oblige la mémoire à retenir puis effacer ?
Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.
Quel bouleversement pourrait-il se produire en prenant de la hauteur, fusse-t-elle du haut d’un grand promontoire surmonté par une figure prométhéenne, défiant tous les dieux de la création ? Un tel se veut artiste et voudrait ainsi léguer à la postérité son œuvre. Tel autre, croit défier les dieux avec sa science ou ses inventions, en les dépassant par ses propres créations. Mais cela, n’est-ce en réalité que pur mirage ? Sur le grand promontoire des rêves insidieux, voici que descendent les ombres mélancoliques d’un soleil noir où des silhouettes cherchent vainement à s’incarner. Des ténèbres emportent les désirs les plus légitimes et les propulsent vers le néant.
Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.
La promesse d’une renaissance à l’instar de l’oiseau de feu, voudrait rebondir, reconstruire le monde. Un monde perdu ? Un monde à la recherche d’une véritable identité ? Espoir ou désespoir ? Comment comprendre alors, le destin entaché de mille coups de fouets sur le corps de Raïf Badawi, condamné par les doctes dirigeants saoudiens également à dix années de prison pour avoir osé affirmer ses convictions démocratiques ? Voilà un gros grain de sable qui grippe tout le système de ceux, à travers le monde, qui voudraient imposer leurs croyances aux mécréants que nous pourrions être selon eux? Sur le grand promontoire des rêves et des cauchemars quotidiens, quelqu’un s’interroge :
« Au fond d’un puits s’est perdu le cœur manquant du monde. »
Je n’ai rien à te dire mais ce rien c’est à toi que je le dis.
 Eduardo C.



 
 

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